antiAtlas Journal #2 - 2017
Les frontières internationales entre matérialisation et dématérialisation
Stéphane Rosière
Stéphane Rosière, professeur à l’Université de Reims, dirige le master de géopolitique. Il travaille sur la coercition et les violences politiques, dans cette perspective il a écrit plusieurs articles sur les barrières frontalières contemporaines.
Mots-clefs : barrière frontalière, frontière internationale, teichopolitique, État, souveraineté, migrations.
Planisphère de la liberté de circuler en fonction des passeports. Source : Stéphane Rosière 2017
Pour citer cet article : Rosière, Stéphane, "Les Frontières internationales entre matérialisation et dématérialisation", publié le 10 décembre 2017 in antiAtlas Journal #2 | 2017, en ligne, URL : https://www.antiatlas-journal.net/02-les-frontieres-internationales-entre-materialisation-et-dematerialisation, dernière consultation le date.
1La période contemporaine nous a apporté un flot d’images contradictoires concernant les frontières internationales. Tout d’abord, s’est enracinée l’idée suivant laquelle ces « discontinuités géopolitiques majeures » (Foucher 1991) étaient ouvertes. En vertu de cette représentation, prégnante dans les années 1990 notamment, les frontières ont pu être considérées comme dépassées et vouées à l’effacement. Pourtant, l’image de construction de « murs » et autres « barrières frontalières » s’est petit à petit imposée comme un autre versant de ces lignes soulignant la résistance des États aux flux générés par la mondialisation (Brown 2009). Le paradoxe lié au développement de ces nouvelles barrières frontalières a été souligné depuis une dizaine d’années (entre autres : Andreas et Biersteker 2003, Brown 2009, Ballif et Rosière 2009, Vallet 2013), leur multiplication durant la crise migratoire qui a touché l’Europe en 2015 a frappé les esprits. La militarisation qui les affecte a été souligné notamment par Reece Jones (Jones et Johnson 2016). L’objet de cette réflexion est d’évaluer ces processus apparemment contradictoires de dématérialisation / matérialisation des frontières internationales.
Nous pourrons d’emblée souligner que la construction des barrières contemporaines n’est qu’un des éléments du « rebordering » (selon l’expression d’Andreas et Biersteker, 2003) que nous définirons de manière large comme l’accroissement des contrôles aux frontières. Le « rebordering » implique la construction d’édifices de défense ou de protection, mais pas seulement. Le processus de « rebordering » est en effet déconnecté des lignes frontalières qui ne constituent qu’une des synapses surveillées aux mêmes titres que les aéroports, les gares, les ports, voire les points de départ des flux, ou les routes de transit. Le « rebordering » implique l’enregistrement, la reconnaissance, la détection de millions d’individus et de grandes quantités de marchandises. Il suppose donc le développement d’une ingénierie planétaire qui concerne l’ensemble des territoires (Popescu 2012). Cependant, les moyens technologiques mobilisés varient en fonction du niveau de développement des États ou de l’insertion des lieux dans les échanges globaux.
Pour appréhender ce « rebordering » et son impact sur la matérialité des frontières, nous reviendrons tout d’abord sur les barrières frontalières en tant que symbole d’une fermeture a priori inattendue de ces lignes politiques que l’on pensait vouées à l’effacement. La construction de ces barrières est déconnectée de la conflictualité armée et ne concerne pas (encore ?) l’ensemble des frontières (1e partie). Ensuite, nous soulignerons que l’un des aspects importants de la matérialité des frontières contemporaines est l’usage massif de la technologie qui apparaît comme une caractéristique du contrôle contemporain. Pour ce faire, nous mettrons en exergue les notions de frontières intelligentes (smart borders) et de clôtures virtuelles (virtual fences) qui expriment bien la tentation technologique dans la gestion des frontières, au moins dans les pays les plus développés (2e partie). Enfin, nous reviendrons sur la dissémination du contrôle liée aux flux transfrontaliers dans un monde marqué par le principe de précaution. Cette dissémination aboutit à une certaine dévalorisation de la ligne frontière et à la multiplication des points de contrôle sur l’ensemble des territoires. Cette délinéarisation peut être envisagée comme une mutation contemporaine de la matérialité des frontières internationales (3e partie).
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I. Des barrières frontalières bien concrètes
2Les barrières frontalières sont tous les dispositifs qui visent à empêcher le franchissement clandestin des frontières internationales. Ces barrières prennent parfois la forme de murs en béton (comme autrefois à Berlin ou aujourd’hui à Jérusalem (fig1-2-3), mais le plus souvent, il s’agit de clôtures, souvent renforcées de barbelés, et parfois des clôtures virtuelles, dématérialisées prenant la forme d’installations de détection des mouvements sans obstacle physique (cf. 2). Quelque que soit leur morphologie, ces barrières rendent plus difficiles et plus dangereux le fait de vouloir se soustraire, ou de soustraire une marchandise, aux contrôles. Par leur aspect bien visible (et notamment les murs, souvent impressionnants), les teichopolitiques — néologisme désignant la politique de cloisonnement de l’espace par construction de « murs » (Ballif et Rosière 2009, Rosière et Jones 2012) — symbolisent une volonté de contrôle sur un environnement perçu comme menaçant ou marqué par l’insécurité (Vallet, 2014). Elles ont pu être considérées comme des outils de réaffirmation de la souveraineté des États (Brown 2009).
Pour mémoire, rappelons que 33 États (soit 17% des 193 États du monde, mais aussi 4 territoires non reconnus) ont édifiés et surveillent des barrières frontalières ou des lignes de fronts plus ou moins actives. L’ensemble représente à peu près 20 000 km, soit environ 8% du linéaire mondial de frontière (qui s’élève à 250 000 km). Ces installations de niveau technologique très variable caractérisent plus ou moins 60 dyades.
Certaines de ces barrières sont assez modestes en longueur mais pèsent médiatiquement (que l’on pense à Coquelles, site d’embarquement des véhicules pour le tunnel sous la Manche et au port de Calais), d’autres sont d’une longueur considérable et d’un coût financier élevé : la barrière indo-bangladaise est la plus longue au monde (env. 3 300 km), suivi par la frontière indo-pakistanaise (2 170 km) sur laquelle n’existe qu’un seul point de passage, auquel s’ajoute la Line of Control (LOC) du Cachemire d’une longueur de 740 km (le total de ces deux tronçons de frontière aux statuts différents est de 2930 km — ce qui illustre cette particularité méconnue de l’Inde comme l’un des pays dont les frontières terrestres sont parmi les plus surveillées et gardées au monde (Jones 2012) ; le « mur des sables » marocain s’étend sur 2 720 km, la barrière entre les Etats-Unis et le Mexique mesure 1 100 km (en plusieurs tronçons) et la ligne de front (barrière de facto) Érythrée-Éthiopie mesure près de 1 000 km. Ces dispositifs sont des barrières majeures, tout comme la frontière extérieure de l’espace Schengen qui forme un périmètre en voie de barriérisation qui s’étend sur plus de 7 000 km qui soulignent l’existence de zones de tensions géopolitiques. Ce développement assez récent des barrières frontalières exprime le succès croissant des « teichopolitiques » qui s’expriment aussi bien sur les frontières internationales que dans les métropoles où se multiplient les quartiers fermés ou gated communities (Ballif et Rosière 2009).
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Une matérialisation déconnectée de la conflictualité armée
3La construction de barrières aux frontières répond à des situations très différentes. La volonté de cloisonnement exprimée par ces ouvrages peut être liée à des tensions militaires et prennent alors la forme de lignes de front ou de lignes de cessez-le-feu (DMZ entre les deux Corée, Line of Control au Cachemire, « mur des sables » marocain au Sahara occidental, barrière chypriote, etc.). Ces installations lourdes empêchent généralement tout flux transfrontaliers, leur nature même étant de les rendre impossible (quoiqu’elle puisse les ménager de facto comme au Cachemire ou à Chypre où des points de passages pour piétons existent malgré tout).
Ces dispositifs militaires soulignent le maintien de la contestation de la position de certaines frontières. Un thème qui a été un peu vite enterré par les chercheurs des borders studies dans les années 1990 qui ont repris en masse le credo de l’ouverture du monde et de l’effacement des frontières (mais soulignons le renouveau de l’intérêt pour ce thème avec la publication de la nouvelle encyclopédie des conflits frontaliers dirigée par Emmanuel Brunet-Jailly (Brunet-Jailly 2015). Cependant, ces lignes d’essence militaire restent minoritaires et ne représentent environ qu’un quart du linéaire mondial de barrières.
Les frontières sont de moins en moins contestées, notamment en termes de position sur le terrain. Militairement, elles ne sont plus la cause de « guerres majeures » (Major Wars) selon l’expression de John Mueller (Mueller 1989). La reconnaissance des frontières est une tendance générale depuis 1945, ce qui ne veut pas dire qu’il n’y ait pas de sanglantes exceptions. Cette faible proportion des barrières à finalité militaire souligne la déconnection entre la construction de barrières aux frontières et la logique de guerre. Elle met au contraire en exergue la pacification générale des frontières et accrédite la thèse de Michel Foucher selon laquelle nous serions entrés dans « une phase historique de règlement frontalier » (Foucher 2007, p.29).
Ce phénomène est d’autant plus intéressant qu’on peut le relier à l’augmentation remarquable du nombre des États (Rosière 2012) dont le marqueur est le nombre de membres de l’Organisation des Nations Unies passé de 51 membres en 1945 à 193 en 2011 (cf. figure 2).
« Depuis 1991, plus de 26 000 km de nouvelles frontières internationales ont été instituées, 24 000 autres ont fait l’objet d’accords de délimitation. » (Foucher, 2007, p.7).
L’augmentation du nombre des États aurait pu être une source de tensions tous azimuts, mais elle est clairement contrebalancée par les progrès du « règlement frontalier » (selon l’expression de M. Foucher). Aujourd’hui, un faible nombre de km de frontières est militairement contesté. Mais le fait que la position des frontières terrestres soit rarement contestée ne signifie pas qu’elles ne posent pas problèmes, notamment dans une perspective de sécurité des sociétés et de contrôle des flux. Effectivement, la plupart des barrières frontalières sont érigées par des États qui ne revendiquent pas de territoire chez leurs voisins et entretiennent même le plus souvent de bonnes relations diplomatiques (comme les États-Unis et le Mexique réunis dans l’ALENA ou l’UE et ses pays partenaires de la Politique européenne de voisinage). Les barrières peuvent être comprises de ce point de vue comme des outils de gestion de la banalité et non de l’extraordinaire.
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Planisphère des barrières mondiales. Source : Stéphane Rosière 2017
Source : Stéphane Rosière 2010
Des dispositifs discontinus
4La technologisation des frontières reste à ce jour un processus qui concerne essentiellement les pays les plus développés. Malgré la construction de nombreux « murs », et comme nous le disions plus haut, les barrières ne représentent qu’à peu près 8 % du linéaire mondial de frontière, ce qui signifie que plus de 90% des frontières ne sont pas matérialisées (sinon par des bornes qui matérialisent le tracé sur le terrain mais ne le ferme en rien).
L’absence de matérialisation, c’est-à-dire de toute clôture continue, relève de situations très différentes. L’absence totale de matérialisation est fréquente sur les dyades délimitant des États ayant de bonnes relations bilatérales et qui, par ailleurs, sont souvent engagés dans un processus d’intégration régionale et séparés par des frontières devenues « transparentes » (Rosière, 1998). C’est par exemple le cas à l’intérieur de la zone Schengen.
Dans des contextes tout à fait différents, de nombreux États peu développés n’ont pas les moyens financiers pour surveiller et a fortiori pour fermer ces délimitations souvent issues de la colonisation. Le rôle des conditions topographiques ne doit pas être sous-estimé non plus. Les milieux dunaires (ergs sahariens), marécageux (mangrove équatoriale), forestiers denses (forêt équatoriale, voire tempérée) mais aussi montagnards (haute-montagne au moins) rendent illusoire la volonté de construire des barrières. En raison de ces facteurs économiques et naturels de nombreuses frontières ne sont donc pas matérialisées (Sahel, Afrique centrale, Amérique latine) et parfois même pas bornées (mais soulignons des initiatives comme le programme frontière de l’Union africaine dont l’objectif est de borner ces délimitations).
Une barrière est rarement construite dans des milieux désertiques (quoique le Proche-Orient soit un contre-exemple, que l’on pense à la barrière saoudienne face à l’Irak) ; d’une façon générale, les barrières sont dressées s’il existe des flux on peut même considérer qu’elles sont (de façon schématique au moins) construites perpendiculairement aux flux. Pour autant ces dispositifs sont généralement discontinus et comptent des apories. La barrière États-Unis/Mexique comporte de nombreux « trous », même la barrière de sécurité israélienne, comme la plupart de ces dispositifs.
Certaines situations sont difficiles à appréhender, la pose de clôtures légères est une réalité déjà fort ancienne dans les paysages agricoles. Or, certaines barrières frontalières sont des dispositifs de même nature, la clôture étant seulement plus haute que pour le bétail. Le continent eurasiatique est le plus concerné par ces barrières « légères » qui sont loin d’être des barrières technologiques imposantes mais peuvent poser problème pour les migrants comme pour la faune sauvage (cf. Linnel et alii 2016).
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Planisphère de la liberté de circuler en fonction des passeports. Source : Stéphane Rosière 2017
II. Le contrôle aux frontières et ses conséquences sur leur matérialisation
5Le contexte mondial contemporain est marqué par une croissance des flux transfrontaliers de toutes natures. Ces échanges internationaux seraient même la caractéristique principale de la mondialisation.
« La mondialisation, c’est l’échange généralisé entre les différentes parties de la planète, l’espace mondial étant alors l’espace de transaction de l’humanité. » (Dollfus 2007, p.16)
Ces flux croissants sont de natures très variables et de ce point de vue, il paraît primordial de distinguer entre les flux transfrontaliers qui ne sont pas soumis aux mêmes régimes. Les flux peuvent être classés en immatériels, de matières premières, de produits finis ou semi-finis, et enfin d’hommes. Ces flux sont strictement hiérarchisés dans le cadre de la mondialisation. Les échanges financiers (investissements directs étrangers, investissements spéculatifs, etc.) sont les seuls à être vraiment libéralisés. Quel pays se ferme aux investissements ? Les flux de produits (matières premières, produits finis et semi-finis) forment la part la plus visible de la mondialisation (dont le porte-conteneur serait le symbole). Ces flux sont généralement bienvenus, ils sont modulés en fonction des règlements douaniers régionaux, des accords commerciaux bilatéraux ou multilatéraux. Par rapport à ces deux premières catégories, les flux humains sont finalement ceux qui s’intègrent le moins aisément dans la logique de mondialisation. La circulation (des êtres humains) doit être distingué des échanges (des produits).
Dans une vision européenne, les hommes sont appelés à circuler aussi librement que les marchandises. La libre circulation des personnes était bien l’un des objectifs du Traité de Rome (1957) concrétisé par l’entrée en vigueur de la convention de Schengen (1995), mais ce cas est relativement rare ; ainsi, les nombreuses zones de libre-échange, comme l’ALENA ou l’ASEAN, ne sont en aucun cas des zones de libre-circulation. Mais les individus eux-mêmes ne constituent en rien une catégorie homogène. Au contraire, une implacable hiérarchisation distingue des individus au potentiel de mobilité très variable, suivant leur « désirabilité » (Didiot 2013). Le géographe Matthew Sparke a souligné l’émergence d’une business-class citizenship (citoyenneté business-class) constituée par les hommes d’affaires, les diplômés, voire les touristes (Sparke 2006). Cette catégorie de la population mondiale, le plus souvent titulaire de passeports occidentaux, est la plus mobile et profite réellement d’une mobilité aisée. À cette aristocratie de la circulation, on peut dialectiquement opposer une low-cost citizenship, pauvre et indésirable et qui forme les gros bataillons des migrants clandestins des et réfugiés du monde actuel. Autant de personnes, souvent citoyens des pays du Sud (cf. fig. 3, où les citoyens des États aux couleurs les plus foncées peuvent se rendre librement dans le plus de pays) pour lesquelles les frontières sont fermées (visa, quotas, interdiction pure et simple). C’est face à cette population marginalisée que l’on dresse des barrières frontalières. Une lecture quasiment marxiste des barrières frontalières, fondée sur les clivages de classe et non de réelles questions de sécurité paraît possible. Bien entendu, la classification des êtres humains en citoyens business-class et low-cost est une simplification, et il existe des pauvres dans les pays riches et des riches dans les pays les pauvres qui sont en contradiction avec cette tendance générale, mais cela ne veut pas dire que cette tendance générale n’existe pas. Cette approche de sélection des flux par nationalité et niveau de vie reste à défricher mais on peut souligner que ce postulat est marginal dans la littérature contemporaine qui met le plus souvent, et sans doute à tort, l'accent sur le credo sécuritaire (Vallet 2013).
Quelles que soient leurs causes, ces flux multiples exercent une pression croissante sur les frontières internationales et ceux qui la surveillent : gardes-frontières et douaniers souvent dépassés par cette augmentation, armée nationale parfois, corps paramilitaires dans certains cas mais aussi salariés d’entreprises privés chargées d’appliquer et de faire respecter les normes idoines en matière de commerce international et parfois de circulation humaine. L’ampleur du contrôle à mener génère une tension croissante et exprime le dilemme circulation/contrôle qui a été souligné depuis longtemps par les chercheurs (Gottmann 1973). Cette tension s’est accrue après les attentats du 11 septembre 2001, ou ceux qui ont été revendiqués par l’organisation de l’État islamique dans la décennie 2010, ou lors de la crise migratoire de 2015. La technologisation est apparue comme la meilleure réponse possible face à ce dilemme pour permettre de ménager les échanges qui fondent la mondialisation tout en garantissant un niveau minimal de sécurité.
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Technologisation et militarisation des frontières internationales
6La technologisation des frontières internationales est une tendance lourde qui s’insère dans une dynamique plus générale de « technologisation de la sécurité » appliquée notamment au « régime mondial de mobilité » (global mobility regime) (Ceyhan 2008) ou un nouveau « management international des populations » (Hindess 2000)
La « technologisation de la sécurité » soulignée par Ayse Ceyhan consiste à mettre la technologie au cœur des dispositifs de sécurité (Ceyhan 2008). C’est une conséquence des attentats du 11 septembre 2001, mais elle a des sources plus anciennes, notamment dans le raidissement des États-Unis vis-à-vis de sa frontière méridionale. Ayse Ceyhan a mis en avant, la mise en place sur les frontières sud des États-Unis d’équipements de sécurité rapatriés depuis le Vietnam dans le cadre de la War on Drugs, selon l’expression de l’administration de Richard Nixon remise au goût du jour par Ronald Reagan en 1986 (Andreas 2001).
Les technologies utilisées aux frontières sont celles des télécommunications, de l’électronique, de l’informatique mais aussi des dispositifs militaires (caméras nocturnes, capteurs). Les frontières forment de ce point de vue une interface entre le civil et le militaire et prennent de plus en plus de place au cœur du complexe sécuritaro-industriel (Saada 2010) qui s’épanouit depuis la fin des « guerres majeures ».
Le renforcement de la sécurité aux frontières par la « technologisation » repose entre autres sur la création de frontières dites « intelligentes » (smart borders) ou de barrières virtuelles (virtual fences), les deux ne sont pas synonymes mais expriment l’espoir que la technologie réponde aux défis contemporains.
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La frontière intelligente
7 La notion de frontière « intelligente » (smart border) est d’un usage à la fois administratif et politique (la formule renvoie à la Smart Border Declaration du 12 décembre 2001 signée par les Etats-Unis et le Canada qui est devenue, en 2002, un plan d’action en 30 points). La notion de smart border renvoie à une frontière « idéale », capable de laisser passer les flux et de détecter le danger, ou la situation illicite sans remettre en cause la fluidité du trafic général (Salter 2004).
La frontière « intelligente » repose sur l’usage massif de la technologie, notamment de l’électronique et de l’informatique dans le but de réduire la contradiction entre circulation (ou fluidité des flux) et sécurité. De ce fait, la frontière intelligente a pu être considérée comme un « assemblage » complexe de mécanismes, d’institutions, de discours et de pratiques, les éléments de ces dispositifs n’étant pas toujours agencés de façon cohérente (Côté-Boucher, 2008). Sur la frontière internationale, l’objectif fondamental est d’effectuer un contrôle à la fois rapide et efficace des flux. La smart border utilise tous les appareils qui favorisent la reconnaissance des individus (voyageurs légaux, utilisant les points de passage frontaliers ou migrants illégaux qui tentent le passage clandestin) et le contrôle des flux de marchandises comme les scanner à camions ou à conteneurs (cf. Amoore, Marmura et Salter 2008, Popescu 2012)
La dimension symbolique de ces barrières électroniques ne doit pas être négligée, les appareils connectés à ces « murs » électroniques cherchent à intimider (politique de dissuasion) ou à réaffirmer une autorité (cf. Brown 2009). Le « mur » technologique doit paraître infaillible, la machine étant pressentie comme infaillible.
Pour autant, les appareils visibles lors du franchissement de la frontière ne sont que la partie émergée de l’iceberg des « frontières intelligentes » ; en effet, les points de passage frontaliers (PPF) sont reliés à des puissantes bases de données (dans l’Union européenne comme en Amérique du Nord). Une des caractéristiques du PPF contemporain est d’être connecté à des data centers et de former avec lui un réseau déconnecté de la frontière linéaire. La sélection des individus (détection des fraudeurs, recherche de terroristes, etc.) opérée dans les PPF n’est opérante que par l’existence de ce réseau reliant les ordinateurs de la police des frontières à ces puissantes (et invisibles) bases de données dont l’utilisation est devenue fondamentale. Tous les documents de voyages sont répertoriés et théoriquement vérifiables (cartes d’identité, passeports, cartes grises, etc.), tout comme l’interconnexion des agents aux frontières avec leurs postes de contrôle, structurés à différentes échelles et eux-mêmes reliés avec d’autres banques de données, etc. La mise en réseau des données est fondamentale dans l’usage de banques de données qui, dans l’Union européenne par exemple se multiplient. Un réseau de réseaux informatiques est ainsi mis en place et participe à la réticularisation des frontières et à leur délinéarisation.
Des « systèmes intégrés » aux frontières (Integrated border systems) sont ainsi générés par les firmes du « complexe sécuritaro-industriel » (Saada 2010). Dans ce schéma, la ligne frontière n’est pas un élément déterminant. La barrière sert essentiellement à renvoyer les individus vers les PPF. Par ailleurs, une certaine customisation des équipements est nécessaire. En effet, chaque État est un cas particulier (radars pour les espaces maritimes ou les déserts, inefficaces dans les zones densément peuplées). D’une manière intéressante, on constate que les méthodes et les matériaux utilisés (types de grillages et de caméras de surveillance par ex. sont les mêmes autour des zones industrielles et sites protégés que sur les frontières. Ces systèmes intègres restent invisibles. La gestion intégrée (ou Border Integrated Management - BIT) se décline en au moins trois échelons (le géographe dirait en trois « échelles ») : le commandement qui centralise les informations (Command control & intelligence), les centres régionaux, les centres locaux (PPF). Tous ces niveaux sont interconnectés entre eux et ont data centers situés éventuellement à grande distance. L’interconnexion entre ces éléments est bien évidemment décisive. Ainsi, les informations des centres locaux peuvent remonter aux centres régionaux qui les sélectionnent et, le cas échéant, les transmettent au centre national. La « descente » d’information est aussi primordiale. La possibilité d’un contact direct entre un agent équipé d’un système de liaison mobile (ordinateur portable) avec les différents centres est techniquement possible. Cette interconnexion est décisive, c’est le point fort mais aussi le talon d’Achille du réseau.
Ces programmes de programmes sont le plus souvent très coûteux. Aussi les frontières dites « intelligentes » sont-elles essentiellement réservées aux pays les plus riches (États-Unis, UE, Israël, Arabie saoudite et Qatar parmi les pays ayant développé les programmes high-tech les plus ambitieux). Ces systèmes tendent à caractériser les pays les plus riches alors qu’ils tardent à être développés dans les pays les plus pauvres, mais la tendance est clairement à ce que ces dispositifs se répandent. Les constructeurs de tous ces appareillages sont évidemment les premiers bénéficiaires de cette généralisation.
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La clôture virtuelle (virtual fence)
8La notion de « clôture virtuelle » est intéressante à questionner alors que l’on réfléchit à la dé/matérialisation des frontières. Il s’agit d’une barrière frontalière invisible sur laquelle la surveillance est exercée par des appareils qui maillent l’espace jouxtant la ligne frontière pour y détecter les mouvements.
La technologie de la barrière virtuelle a été développée originellement pour les éleveurs de bétail puis elle a trouvé des applications pour les militaires et les garde-frontières ou les douaniers. L’utilisation de techniques pensées pour la gestion du bétail et ensuite utilisées pour gérer des êtres humains n’est pas une nouveauté. Ainsi, le barbelé a d’abord été créé pour le bétail avant d’être appliqué aux êtres humains (Razac 2000). Sur certaine frontière, la télédétection joue un rôle primordial (radars, caméras thermiques et technologies militaires en général).
En installant une frontière virtuelle, les décideurs font le pari de la technologie pour créer un mur invisible plus efficace que les dispositifs en dur. Une des premières clôtures virtuelles jamais installées a été le tronçon test mis en place dans le cadre de la Secure Border Initiative (SBI) sur la frontière sud des Etats-Unis. Un tronçon pilote de 28 miles (17,45 km) a été réalisé par un consortium d’entreprises mené par Boeing dans le secteur de Tucson (Arizona) pour un coût estimé de 67 millions de dollars. Le coût au kilomètre étant donc 3,83 millions de dollars/km. Ce projet s’est révélé inopérant (utilisation des radars délicate sur terre) et a été abandonné en raison de son coût exorbitant. La technologie a donc ses limites et les techniques traditionnelles (clôtures) paraissent présenter encore quelques avantages. D’autres clôtures ont cependant été construites. En Europe, la Slovaquie en offre un des meilleurs exemples. Candidate à l’adhésion à l’espace Schengen la Slovaquie a érigé une clôture virtuelle en 2007. Celle-ci consiste en une « chaine » de 500 caméras thermiques disposées à intervalle régulier sur plus de 30 km à sa frontière avec l’Ukraine. Les clôtures virtuelles restent rares. Technologie coûteuse pour les pays pauvres, éventuellement inadaptée à la topographie (montagne, forêt, marais, climats trop extrêmes et notamment déserts arides), les obstacles sont nombreux et interdisent l’installation de tels dispositifs — à moins que les flux ne soient trop faibles au regard du coût d’installation (supérieur au million de dollars/km).
En fait, la tendance est plutôt à cumuler les deux types de dispositifs : murs concrets, barrières virtuelles pour maximaliser les chances d’arrêter les flux indésirables. Mais, contrairement à la smart border, la frontière virtuelle « pure » reste une chimère. Ces frontières virtuelles sont coûteuses et rares, la frontière Slovaquie-Ukraine en est le meilleur et quasiment le seul exemple en fonction.
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Frontière slovaco-ukrainienne. Photographie Stéphane Rosière 2014
Gardes-frontières et voyageurs face aux machines
9Dans ce contexte d’interconnexion de systèmes, de supervision et de contrôle par le biais de machines, le garde-frontière contemporain est souvent un individu qui regarde d’abord un écran et analyse différents types de documents/images : images (filmées, photos) qui sont analysés (grâce à la connexion avec des bases de données), écran radar, cartes, communications hiérarchiques (attente d’ordre), il s’agit d’une complexe gestion des ressources (ressource management). Pour le garde-frontière ou le douanier, assis derrière son écran, la frontière est souvent virtuelle. Pour celui qui passe la frontière, la confrontation avec la technologie est un élément de dissuasion relativement concret. L’individu est évalué, passé aux cribles de différents fichiers, les données biométriques sont de plus en plus testées. Ainsi, depuis 2009, tous les passeports délivrés en France sont biométriques.
Les machines jouent donc un rôle de plus en plus important et le voyageur est de plus en plus soumis à l’évaluation de machines. La discrimination des « éléments détectés » étant parfois difficile, l’analyse humaine importe in fine. Il s’agit là d’une limite à l’automatisation de la surveillance des frontières qui s’imbrique malgré tout dans une tendance lourde. Dans un tel système, c’est plutôt l’être humain qui se trouve dématérialisé ou réduit à un ensemble de données biométriques et administratives… La frontière (la ligne comme le PPF) devient un élément — ou un lieu — parmi d’autres dans un système plus général de surveillance et de contrôle. Dans ce système, le contact privilégié n’est pas tant d’être humain à être humain que d’être humain à la machine perçue comme si elle était infaillible. Il s’agit d’une nouvelle matérialité de la frontière contemporaine qui nous renvoie à tous les check-points générés par la société contemporaine.
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Borne frontalière hungaro-slovaque. Photographie Stéphane Rosière 2011
III. « Continuum sécuritaire » et dissémination des frontières
10Au milieu des années 1990, Didier Bigo (1996) postulait l’existence d’un « continuum sécuritaire » reliant les problématiques du terrorisme, de la contrebande (trafic de drogue) et de l’immigration clandestine. Ce continuum nous intéresse alors que nous pensons la matérialité des frontières. Il est en effet fondé non seulement sur une continuité de menaces mais est aussi doté d’une dimension spatiale qui rend inopérante la distinction entre la frontière et le territoire qu’elle délimite. En effet, les problèmes de franchissement illicite de la frontière ne sont plus considérés comme relevant de la gestion de la frontière au sens strict mais comme relevant d’une préoccupation plus générale liée à la sécurité et dont la gestion implique l’espace dans son ensemble et plus seulement la ligne frontière.
Ce continuum sécuritaire est unifié par la lutte contre la criminalité organisée transfrontalière, celle des « acteurs transnationaux clandestins » (Clandestine Transnational Actors ou CTA) tels que définis par Peter Andreas (2003) comme l’ensemble des : « (...) acteurs non étatiques qui agissent au travers des frontières internationales en violation des lois des États concernés et qui essayent d’échapper aux poursuites de ces derniers » (Andreas 2003, p.78).
La gestion des frontières est ainsi de plus en plus assimilée à la lutte contre l’insécurité. Le continuum sécuritaire est un continuum d’acteurs, de techniques et de violences (légales ou illégales) et de peurs. Dans ce continuum la frontière n’est qu’un élément d’un système plus vaste, elle se dématérialise et se dissémine tout à la fois. En effet, les frontières sont marquées par une logique de délinéarisation et déterritorialisation qui inclut la réticularisation (ou mise en réseau) et la punctiformisation (la structuration en points) comme dans le cas des gares et des aéroports internationaux souvent éloignés des frontières au sens strict. Comme le soulignaient Anne-Laure Amilhat Szary et Frédéric Giraut : « L’inscription spatiale de la frontière est de plus en plus difficile à définir : les frontières s’organisent (…) de plus en plus en réseau, ce qui a fait émerger l’idée de frontières réticulaires. » (Amilhat Szary et Girault 2011)
Éventuellement, les frontières sont « mobiles » (Amilhat Szary 2015) ce qui signifie surtout que le contrôle se déplace et ne concerne plus seulement la ligne frontière. La logique de preclearance symbolise très bien cette délinéarisation du contrôle frontalier (Côté-Boucher 2010). Dans ce cadre, les contrôles (qu’il s’agisse du contrôle des individus demandant un visa, ou d’une marchandise vouée à l’exportation et dont les caractéristiques sont vérifiées dès la sortie de l’usine ou de l’atelier) se font bien en amont du passage de la ligne. Le contrôle des individus s’exerce dans le pays de départ ou celui de transit (dans les consulats ou même les compagnies aériennes qui sont considérées comme responsables si elles embarquent des personnes dépourvues de papiers en règles. Dans cette logique, la frontière se trouve diluée dans l’espace et son importance doit être relativisée. L’effacement (et la dématérialisation) de la frontière se fait par une sorte d’étalement de la fonction frontalière qui s’en trouve délinéarisée. Ces dispositifs non linéaires évaluent l’ensemble des flux (décrits plus haut) avec un accent décisif mis sur le contrôle de la mobilité humaine – au centre des préoccupations alors que la distinction entre réfugié et terroriste est souvent volontairement effacée.
La notion de « pixellisation » des frontières, ou de dissémination, exprime cette propagation du contrôle frontalier, ces deux auteurs posant la question suivante : où l’État commence-t-il ?
La notion de « pixellisation » des frontières (Bigo et Guild 2005), ou de dissémination, exprime cette propagation du contrôle frontalier, ces deux auteurs posant la question suivante : où l’État commence-t-il ? Les exemples de cette diffusion sont nombreux. Anne-Laure Amilhat Szary (2015, p.52) rappelle par exemple que le Conseil européen a donné son feu vert à la création d’un réseau d’officiers de liaison « Immigration » (OLI) « dont le statut formalisé en 2004 permet l’intervention (...) au sein de pays tiers ». De son côté, Olivier Clochard (2012) a quant à lui souligné la « propagation des lieux d’enfermement » sur le territoire de l’UE, autant de lieux contrôlés par les polices des frontières où sont désormais retenus/détenus les migrants. Cette dissémination implique le maintien, sinon la création, de multiples frontières…
« Schengen conçu pour faciliter la circulation, maintient en réalité mille frontières destinées à hiérarchiser les mobilités internes selon le statut (citoyen européen, étranger résidant, visiteur, etc.), et les contrôles dans les zones frontalières ou sur l’ensemble du territoire (...) » (Clochard, 2012, p.37).
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Des frontières et des mobilités asymétriques
11La matérialité d’une frontière peut être différentielle suivant la nature et le sens des flux. Une même frontière peut être vécue comme une limite impénétrable par l’un et comme un sas sans grande signification par l’autre.
Matthew Sparke (2006) a mis en évidence l’asymétrie des flux générés par les technologies du franchissement des frontières contemporaines à travers l’étude du programme américain de la smart border appelée NEXUS. Le programme NEXUS mis en place en 2002 aux frontières États-Unis/Canada (et dont le programme SENTRI est l’équivalent du côté du Mexique) a pour but de réduire les temps d’attente en sélectionnant les flux aux PPF. Une carte Nexus est disponible pour les citoyens d’Amérique du Nord. Le porteur échange ses données personnelles contre la liberté de circulation. Le contrôle lors du passage de la frontière est automatisé (rapport homme/machine) et s’apparente au télépéage à une barrière d’autoroute. Le porteur, dont la carte est reconnue par les autorités comme l’équivalent d’un passeport états-unien ou canadien, voit ainsi ses formalités accélérées. En brandissant une carte d’identité doté d’un système RFID (Radio Frequency Identification) au poste frontière dotés de lecteurs RFID les informations contenus dans les cartes Nexus sont analysées par ordinateur par les agents de la CBP et le passage se fait normalement en quelques secondes. Les autres candidats au passage de la frontière doivent attendre beaucoup plus longtemps.
L’idée essentielle dans cette asymétrie frontalière est qu’il ne suffit pas d’analyser la frontière elle-même pour envisager sa matérialité, mais il importe de corréler la frontière avec les flux qui la traversent. On peut dès lors constater qu’une même frontière dispose d’une perméabilité variable en fonction des passeports des individus. La notion d’asymétrie (Foucher 2007, Ritaine 2009) exprime cette différenciation entre les flux — essentielle dans les processus que nous décrivons.
« Les frontières se transforment en “membranes asymétriques” autorisant la sortie mais protégeant l’entrée d’individus venant de l’autre côté. » (Foucher, 2007, p.18).
Le système de dispositifs qui constitue la frontière se déploie donc différemment en fonction de la nature (hiérarchie des flux rappelée plus haut) mais aussi de la direction des flux transfrontaliers (les teichopolitiques limitant surtout l’entrée dans les territoires protégés). Les discontinuités de développement (niveau de vie), mais aussi certaines frontières culturelles génèrent parfois des tensions et des teichopolitiques. Les situations d’asymétries sont parmi les plus susceptibles de générer des barrières frontalières.
« Le mur est une réponse unilatérale et asymétrique à la perception d’un danger lui aussi asymétrique » (Ritaine 2009, p.157)
Loin de représenter des exceptions, ces situations d’asymétrie incluant non seulement le franchissement des frontières mais aussi la circulation en général ont été bien décrites en Israël par Latte-Abdallah et Parizot (2011). Cette circulation asymétrique tend à devenir une norme et un élément caractéristique de la matérialité des frontières contemporaines qui doivent être considérées comme des obstacles à géométrie variable.
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Conclusion : la (dé)matérialisation, processus complexes
12Les processus de matérialisation / dématérialisation sont antinomiques sur le plan conceptuel, mais pas dans leur manifestation concrète, sur le terrain. Ces processus apparaissent au contraire souvent comme complémentaires.
La dissémination des frontières n’empêche pas la surmatérialisation de la ligne frontière. L’exemple des pays les plus riches nous montre même que les deux processus sont concomitants. Entre la dissémination, l’invisibilité et le béton armé, la matérialité de la frontière doit donc être appréciée de façon attentive. Il paraît difficile de vouloir assigner un degré de (dé)matérialité à une frontière car ce même objet peut se caractériser par une gestion très différente des flux en fonction de leur nature et de leur direction.
Ainsi, le système frontalier se « réticularise », la frontière n’est plus que l’un des éléments d’un maillage plus vaste de contrôle et la frontière intègre de plus en plus la catégorie des objets complexes.
La matérialisation par les barrières est de plus en plus associée à une extension tous azimuts du contrôle qui est fondé sur des technologies partiellement invisibles et qui ont vocation à contrôler tout le territoire (contrôle ponctuel, vérifications d’identité) et pas seulement la ligne frontière. Ainsi, le système frontalier se « réticularise », la frontière n’est plus que l’un des éléments d’un maillage plus vaste de contrôle et la frontière intègre de plus en plus la catégorie des objets complexes.
Au XXIe siècle, la bonne frontière n’est plus la frontière ouverte, les barrières — bien que forcément contournables quoiqu’au prix de plus en plus de morts (dimension que l’on pourrait intégrer à la matérialité de la frontière mais que nous avons laissé de côté dans ce court texte) — sont réclamées par les opinions publiques alors que la peur du terrorisme se répand. La barrière frontalière rassure dans une société en état de siège (selon l’expression de Z. Baumann, 2002). Cette forme de matérialisation n’est pas une nouveauté. Les frontières ont depuis la plus haute antiquité été bornées, c’est-à-dire rendues visibles. D’ailleurs, les frontières non bornées sont sources de tension. Ainsi, les bornes frontalières forment un principe ancien de matérialisation nécessaire et suffisante, fondant une ligne frontière pacifiée car acceptée par les deux parties. La barrière frontalière constituerait un dispositif du même ordre : visible, elle est perçue comme un marqueur sécuritaire dans un monde de flux et de menaces. La barrière, on l’a vu, n’est pas pourtant pas une fin en soi et intègre un système complexe de surveillance à la fois multiscalaire et délinéarisé.
Ainsi, nous ne vivons pas un processus de dématérialisation des frontières comme les libéraux des années 1990 l’avaient rêvé mais un processus concomitant de matérialisation / dématérialisation des frontières internationales. La matérialisation des frontières relève d’une politique sécuritaire qui s’appuie sur une foi dans la technologie et s’insère dans une logique industrielle et dans une volonté symbolique d’affirmation du contrôle (et de toute puissance de l’État). Les dispositifs sont très variés : à la fois furtifs (capteurs invisibles, bases de données lointaines par ex.) mais ils sont aussi parfois très visibles et faits pour impressionner. Ils relèvent dès lors du symbolique et du discours, et qu’importe si leur efficacité est discutable ou leur coût problématique (surtout dans une période de marasme économique). La dimension symbolique de ces systèmes est essentielle, une frontière trop invisible serait contreproductive (on l’a vu plus haut avec le rêve avorté des virtual fences). La finalité de ces dispositifs visibles et invisibles, matériels et immatériels, dépasse la seule dimension sécuritaire. Leur objectif est-il vraiment d’arrêter les terroristes ? Vraisemblablement non dans la grande majorité des cas. S’agit-il donc d’arrêter les migrants clandestins ? Cet objectif semble inatteignable. La matérialisation des frontières ne répond pas à des objectifs officiels, mais elle est surtout le fruit de la congruence de volontés distinctes et non coordonnés entre elles mais tendent vers le même résultat : la production des dispositifs frontaliers. Parmi ces volontés on peut souligner celle du personnel politique qui veut mettre en scène son action à des fins électorales, mais on ne doit pas oublier celle des firmes du secteur sécuritaro-industriel qui recherchent des marchés vitaux pour leur survie et enfin les acteurs économiques (entrepreneurs) qui se satisfont de la fermeture officielle des frontières qui tend à fragiliser le statut des migrants clandestins et forme une main-d’œuvre corvéable à volonté, un « Lumpenproletariat » fragilisé et mondialisé. A ce titre, le processus actuel de matérialisation des frontières est un formidable révélateur des motivations d’acteurs nombreux et aux objectifs différents (et parfois contradictoires) et des tensions internationales liés aux flux transnationaux.
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Notes
14
1. http://www.imageforum-diffusion.afp.com/ (consultation en mai 2015).
2. Voir http://fortresseurope.blogspot.com/2006/01/lampedusa-mitra-sulle-navi-francesi-di.html (consultation en mai 2015). Pour lire la réponse des autorités françaises : http://questions.assemblee-nationale.fr/q13/13-31911QE.htm (consultation en mai 2015).
3. Pour lire notre reconstitution de ces événements, veuillez consulter notre rapport :
https://www.fidh.org/IMG/pdf/final_draftfrench_public_light.pdf. Notre vidéo d’animation Traces liquides présente un résumé de nos conclusions : https://vimeo.com/128919244.
4. Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (PACE), « Vies perdues en Méditerranée : qui est responsable ? », 2012.
5. L’interview complète de Dan Haile Gebre est disponible ici : http://www.forensic-architecture.org/case/left-die-boat/
6. Cette définition est issue du travail que nous avons accompli avec les membres du Centre for Research Architecture de Goldsmiths, Université de Londres, dans le cadre du projet « Forensic Architecture », une étude sur l’utilisation d’objets esthétiques (images vidéo, imagerie satellite, plans architecturaux et maquettes, cartes, enregistrements audio, etc.) au sein de la sphère judiciaire en tant que preuve de violations des droits de l’homme. Voir : http://www.forensic-architecture.org
http://www.antiatlas-journal.net/pdf/02-Rosiere-les-frontieres-internationales-entre-materialisation-et-dematerialisation.pdf