antiAtlas Journal #2 - 2017
Introduction antiAtlas Journal #2 : Fiction et frontière
Jean Cristofol
Jean Cristofol enseigne la philosophie et l'épistémologie à l'école supérieure d'art d'Aix en Provence (ESAAix). Il est membre de la direction éditoriale de l'antiAtlas Journal et coordonateur de l'antiAtlas des frontières. Il est membre du laboratoire PRISM (AMU-CNRS).
Mots clés : fiction, frontière, hégémonie, régime de visibilité, relation art-science, représentation, esthétique, médias, espace, territoire.
Borne frontalière hungaro-slovaque. Photographie Stéphane Rosière 2011
Pour citer cet article : Cristofol, Jean, "Fiction et frontière", publié le 10 décembre 2017 in antiAtlas Journal #2 | 2017, en ligne, URL : https://www.antiatlas-journal.net/anti-atlas/02-fiction-et-frontiere, dernière consultation le date
I. La fiction comme processus et comme stratégie
1 La question de la fiction dans sa relation à la frontière est un sujet de réflexion qui accompagne les investigations de l’antiAtlas depuis le commencement de notre travail collectif. Déjà, en juin 2013, nous organisions à l’Institut d’études avancées d’Aix Marseille Université (IMéRA), un séminaire intitulé « Fictions de frontières ». Fiction et frontière, fictions de frontières, on sent rapidement à la « proximité distante » entre ces deux titres que quelque chose n’a pas cessé de se chercher et qu’une incertitude demeure. Cette incertitude est un élément de la réflexion elle-même et elle porte évidemment sur les deux termes. Il y a là autre chose qu’une imprécision ou un tâtonnement, de même qu’il ne s’agit pas seulement d’un flottement terminologique qu’un effort de rigueur et de précision pourrait dissiper une fois pour toute.
Il ne s’agit pas ici d’envisager comment ce qu’on appelle habituellement la fiction, au cinéma ou dans la littérature, peut choisir la frontière comme un élément de son décor ou l’un de ses ressorts.
On comprendra cela très vite par la voie négative, dès lors qu’on dit clairement ce dont il n’est pas question ici. Il ne s’agit pas d’envisager comment ce qu’on appelle habituellement la fiction, au cinéma ou dans la littérature, peut choisir la frontière comme un élément de son décor ou l’un de ses ressorts. La fiction ne sera pas appréhendée (sinon à la marge) comme un genre, ou une catégorie dans l'ordre des récits, une forme de narration imaginaire par opposition à ce qui pourrait relever d’une description de la réalité. Cet usage, fortement adossée aux classifications des industries culturelles, ne rend pas compte de ce qu'est la fiction si on la considère, non comme un type d'objets, mais comme un processus et une modalité de l'écriture ou de la production des représentations.
Les documentaires et les productions scientifiques, aussi objectifs ou factuels qu’ils puissent vouloir être, portent inévitablement une part de fiction, ou sont traversés par la fiction (Caillet 2014 ; Clifford et Marcus 1986). Décrire la réalité nécessite une construction qui repose sur des sélections permettant de mettre en avant tel ou tel aspect pour en minimiser d’autres. Ces descriptions s’opèrent dans des formes (films, articles, monographies, cartes, etc.) qui impliquent chacune des modes d’écriture et d’expression spécifiques. Les discours de l’objectivité, documentaire ou scientifique, mobilisent donc une rhétorique et des choix formels et esthétiques destinés à produire un effet de réel — et il faut bien reconnaître que c’est aussi ce que fait, même si c’est tout à fait autrement et dans un autre but, ce qu’on appelle classiquement la « fiction ». Les activités poétiques ou artistiques ne se ramènent pas à la gratuité d’une expression subjective ou d’une construction imaginaire et le travail d’objectivation de la démarche scientifique suppose la mobilisation de règles et de normes qui contribuent à construire la réalité comme une représentation et qui déterminent un point de vue comme une façon de percevoir et de juger.
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II La fiction comme déplacement
2Cela ne signifie pas pour autant que la fiction s’efface dans le tout indifférencié de l’expérience. Il y a bien une particularité de la fiction qui réside dans une certaine dynamique de la génération de formes, de situations et de sens. Simplement, ramener la fiction au monde imaginaire, c’est accepter à l’avance une sorte de coupure ontologique entre deux niveaux et deux types irréconciliables de réalités, l’un qui serait donné à l’extérieur de nous dans l’objectivité d’une distance à laquelle nous serions confrontés, l’autre issu de notre activité interne, de l’activité libre de nos facultés de représentation. A ce schéma binaire nous opposons l’idée que la fiction est la stratégie spécifique à travers laquelle ce qui est énoncé, raconté, figuré se donne comme une construction et une invitation à l’exercice libre de notre capacité de percevoir, de ressentir ou de réfléchir. Elle consiste à générer une sorte d'écart ou de déplacement qui permet une mobilisation de l'attention et une suspension de cette tendance à l'adhésion immédiate, sans distance, qui préside à l'impératif de la survie, de l'adaptation ou de l'intégration au groupe social.
À ce schéma binaire nous opposons l’idée que la fiction est la stratégie spécifique à travers laquelle ce qui est énoncé, raconté, figuré se donne comme une construction et une invitation à l’exercice libre de notre capacité de percevoir, de ressentir ou de réfléchir.
Le simple exercice enfantin du "faire semblant" est déjà un jeu sur et avec la réalité qui suppose à la fois une distance protectrice par rapport à la situation créée et un engagement affectif et sensible, une expérimentation de ses propres affects. De ce point de vue on pourrait considérer qu'un monde parfaitement factice et illusoire, mais qui nous solliciterait entièrement dans un processus d’intégration émotionnelle et comportementale totale, se ramènerait à une forme de réalité tout aussi objective que « la réalité vraie », si tant est que l’expression ait un sens. Après tout, c'est bien ce que visait déjà la critique platonicienne des simulacres. Le travail de la fiction consiste au contraire à introduire des failles, des perturbations, des incohérences stimulantes dans ce qui parait naturellement donné et en même temps à nous proposer un point de vue qui nous permette de les percevoir et de les réfléchir et non plus seulement de les subir.
La puissance de ce qu’on appelle classiquement la fiction réside, de ce point de vue, d’une part dans le fait qu’elle se déclare comme telle, c’est-à-dire qu’elle se présente elle-même comme fiction et qu’elle dit ce qu’elle est (le conte dit qu’il est un conte, le roman se présente comme roman, etc…), et d’autre part dans le fait qu’elle mobilise des stratégies qui visent à déplacer notre regard, notre point de vue, à nous montrer le monde autrement, à nous déplacer ou à nous décentrer et à réactiver notre perception et notre compréhension (Chklovski 2008). Ces deux aspects sont complémentaires, et leur articulation s’appuie sur la convention par laquelle le lecteur, le spectateur, l’auditeur fait de lui-même cet acte si agréable qui consiste à accueillir la fiction, à se glisser en elle, à s’abandonner au moins pour un temps à ce déplacement.
La fiction est alors un transport, mais un transport constituant, qui fait jouer à la fois ce que nous pouvons être et ce que nous pouvons vivre en tant que personnes plongées dans le monde.
La fiction est alors un transport, mais un transport constituant, qui fait jouer à la fois ce que nous pouvons être et ce que nous pouvons vivre en tant que personnes plongées dans le monde. Parce qu’elle s’énonce comme telle, elle produit des effets de proximité et de distance qui font de l’expérience un champ de possibles. Mais tout cela, après tout, est bien classique et participe d’une discussion dont les jalons remontent au moins à la Poétique d'Aristote. Il en résulte simplement que la fiction n’est pas seulement une catégorie de récits, mais que ce sont bien plutôt les récits qui sont l’une des formes possibles de la production fictionnelle. Ils en constituent certainement l’une des formes majeures, mais les artistes, dont le travail est d’inventer et de créer des situations pour générer des expériences sensibles, ne cessent de faire la preuve que ces formes sont multiples, que la fiction n’est pas seulement narrative mais aussi perceptive et « expérientielle ». Et à partir du moment où ils sortent des cadres réservés à l’exercice institué de la fiction, pour travailler le champ ouvert et partagé de notre expérience commune (ce qui constitue un processus historique que l'on peut observer dans des mouvements comme Fluxus, mais aussi dans le land art, la performance, etc), ils viennent perturber les fictions acceptées, intégrées, assimilées et naturalisées, ces fictions qu’on ne perçoit plus comme des fictions, pour en questionner le fonctionnement.
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III. Les murs et les flux
3Dans un texte célèbre, Paul Ricoeur défend l’idée que l’idéologie et l’utopie sont les expressions contraires et complémentaires de l’imaginaire social en tant qu’il est production de récits et de fictions (Ricoeur 1986). Fredric Jameson reprend autrement la même idée (Jameson 2012). Peut-être faut-il que, pour notre part, nous tentions d'aller plus loin et que nous interrogions les limites de ce qui pourrait être distingué comme un « imaginaire » social par opposition à la part matérielle de sa production. C’est alors la réalité sociale elle-même qui porte avec elle une part de fiction comme un élément qui la constitue et qui la travaille. Sa dimension économique, toute objective et formalisable qu’elle puisse se revendiquer, n’en est pas pour autant dépourvue, comme le montre assez bien le modèle abstrait d’un marché modélisé sur le fondement de la concurrence libre et égale entre les acteurs.
Partir des figures apparemment antagonistes du mur et du flux était donc une façon d’aborder frontalement la question de la fiction et des frontières. C’est une incontournable évidence que la figure du mur hante les mutations contemporaines des frontières.
De ce point de vue, la question des frontières est un champ privilégié d’étude et d’expérimentation, de mise à l’épreuve et de mise en questionnement de la fiction comme principe génératif des façons de percevoir et de se représenter la réalité sociale. Plusieurs aspects y contribuent —nous en relèverons trois. Le premier est le fait que les frontières soient devenues aujourd’hui des objets médiatiques centraux dans la fabrication des discours sécuritaires et identitaires, au point qu’il n’est plus possible de les considérer indépendamment de ces enjeux idéologiques et politiques et que ces derniers contribuent à les redéfinir et à les transformer jusque dans leur réalité physique. Le second tient à ce que, loin d’être de simples obstacles aveugles, elles sont elles-mêmes des dispositifs de captation de données et de production d’images et que du coup, non seulement elles font l’objet de récits et de représentations, mais elles en produisent abondamment en catégorisant et en filtrant les populations en déplacement et en profilant les individus. Le troisième est plus général et plus structurel : les transformations des frontières depuis une quarantaine d’années font apparaître de nouvelles formes d’organisation de l’espace et du temps, de nouvelles modalités de ce que Henri Lefebvre appelait « la production de l’espace » et par-delà de nouvelles façons de le concevoir, de le percevoir et de le vivre (Lefebvre 1981).
Partir des figures apparemment antagonistes du mur et du flux était donc une façon d’aborder frontalement la question de la fiction et des frontières. C’est une incontournable évidence que la figure du mur hante les mutations contemporaines des frontières. On peut envisager cela comme le résultat d’un processus de réaction communautariste ou national contre la mondialisation (Amilhat-Szary 2012, Parizot 2015, Rosière et Jones 2011, Vallet 2014). On peut aussi l’envisager comme la construction d’un récit qui participe d’une dérive sécuritaire et d’un repli sur soi, dont les enjeux politiques et médiatiques sont des moteurs dramatiques qui accompagnent et justifient un processus accéléré de contrôle des comportements individuels à l’échelle globale (Ritaine 2012, Brown 2009). On peut le comprendre dans le contexte de l’évolution des frontières dans un monde où des flux différents, financiers, marchands, linguistiques et culturels, scientifiques et techniques, enfin démographiques et politiques génèrent des spatio-temporalités dissociées et relativement autonomes, de sorte que la mondialisation économique devient compatible avec une ségrégation spatiale de la mobilité humaine (Shamir 2005, Mezzadra et Neilson 2013). Par-delà, elle devient le moyen et l’expression d’une discrimination, non seulement entre groupes nationaux ou ethniques, mais entre des catégories d’individus dont la valeur, y compris et peut-être d’abord économique, s’exprime par le type de mobilité et l’accès à la libre circulation (Parizot et al. 2014, Ritaine 2012). Tous ces points de vue convergent d’une certaine façon vers la complexité d’un processus dont le géographe Stéphane Rosière tente de dresser un bilan d’ensemble dans un article qu’il intitule : « Les frontières internationales entre matérialisation et dématérialisation ». Il fait jouer l’ambiguïté de ces deux termes qui à la fois s’opposent et s’alimentent réciproquement mais répondent au principe élargi d’une « teichopolitique » (Rosière et Jones 2011) considérée comme une expression contemporaine du concept foucaldien de la bio-politique. Ce qui s’invente là, ce qui s’y raconte et s’y déploie, c’est une nouvelle relation à l’espace et, derrière elle, une nouvelle éthique de la relation à l’autre, entre universalité abstraite, organisation systémique du contrôle et de la surveillance et ségrégation généralisée.
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Borne frontalière hungaro-slovaque. Photographie Stéphane Rosière 2011, article de Stéphane Rosière
IV. Traces liquides
4L’article de Charles Heller et Lorenzo Pezzani, « Images flottantes, traces liquides, la perturbation du régime esthétique de la frontière maritime de l’UE », se situe dans l’exact prolongement de cette réflexion, mais il nous conduit à faire une plongée dans un espace réputé ouvert, lisse et sans démarcation visible, l’étendue liquide et apparemment sans histoire de l’océan, en l’occurrence de la mer Méditerranée. Nous connaissons la tragédie des migrants qui tentent de rejoindre l’Europe sur des embarcations dérisoires. Nous savons que la Méditerranée est devenue un cimetière invisible. Mais nous savons aussi que les images des barques surchargées alimentent la thèse d’une invasion incontrôlable.
C’est bien cette « spectacularisation de la frontière » que les auteurs attaquent en dévoilant le mécanisme par lequel des images décontextualisées par les médias peuvent devenir les expressions abstraites d’une construction politique qui s’alimente de la peur de l’autre.
C’est bien cette « spectacularisation de la frontière » que les auteurs attaquent en dévoilant le mécanisme par lequel des images décontextualisées par les médias, détachées des circonstances dans lesquelles elles prennent sens, peuvent devenir les expressions abstraites d’une construction politique qui s’alimente de la peur de l’autre. Ils montrent alors très précisément, à partir de l’exemple du « Bateau abandonné à la mort » dont ils ont tiré une remarquable vidéo, Liquid Traces – The Left to Die Boat Case, comment s’est mise en place une démarche de renversement des techniques de documentation et d’enquête scientifiques, habituellement au service de la police et de la justice des Etats, pour recontextualiser les images, reconstituer les événements dont elles sont les témoins, redessiner les situations dans lesquelles elles prennent sens au profit de ceux qui subissent la violence institutionnelle. Cet article s’inscrit dans le cadre du travail du collectif Forensic Architecture dont il illustre la démarche. Il ouvre sur une réflexion non seulement sur les images, leurs rôles et leurs usages, mais sur l’acte photographique lui-même. Il illustre avec force cette évolution qui fait de la surface illisible de la mer un espace défini et structuré par les dispositifs de captation à distance et de traitement des données, ce qui conduit les auteurs à écrire : « Issue de la rencontre entre des ondes électromagnétiques et physiques, ce que nous observons ici ne constitue pas simplement une nouvelle représentation de la mer, mais une mer totalement nouvelle, à la fois composé de matière et de média ». Ceci ne vaut évidemment pas seulement pour la mer, mais doit être généralisé comme l'une des caractéristiques essentielles des nouvelles formes de la territorialité. Les territoires ne sont pas seulement des objets de la représentation, par exemple de la représentation cartographique. Les cartes, depuis bien longtemps, ont contribué à les définir et à les constituer comme des unités spatiales continues et homogènes (Anderson 1996). Mais voici maintenant que les systèmes d'observation et de captation des informations contribuent non seulement à les redéfinir et à les redessiner, mais qu'ils leur confèrent un nouveau mode d'existence, à la fois physique et médiatique, spatiaux et informationnels.
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Ci-contre : image de reconnaissance du « bateau abandonné à la mort » prise par un avion
de patrouille français le 27 mars 2011. Article de Charles Heller et Lorenzo Pezzani
V. L'émergence de soi par l'écriture
5C’est aussi la question de la visibilité et de la ligne de démarcation entre le visible et l’invisible que pose Johan Schimanski en abordant la construction fictionnelle d’une toute autre façon. Il s’agit ici essentiellement de littérature et, plus exactement, de la façon dont la littérature peut devenir l’espace de l’émergence d’une parole et d’une écriture qui travaille à retourner la spectacularisation de la frontière et son effet mécanique de désindividualisation et d’anonymisation des migrants, des réfugiés et des sans papiers, par la reconnaissance d’une écriture et d’une histoire singulière, personnelle, une histoire portée par une voix, inscrite dans un corps, affirmée par un visage.
C’est une approche qui n’assigne plus l’esthétique à l’exercice d’un jugement désintéressé, mais qui la conçoit comme l’espace d’un affrontement qui porte sur les lignes de séparation entre ce qu’on perçoit et ce qui disparait.
La frontière n’est plus alors comprise seulement comme une délimitation territoriale mais comme l’objet et la source de représentations traversées par des enjeux à la fois esthétiques et politiques. Schimanski, s’appuyant sur le concept du partage du sensible avancé par Jacques Rancière (Rancière 2000), montre vigoureusement combien la question de la visibilité articule l’esthétique au politique, par la production et l’instauration d’un point de vue qui dévoile ou au contraire oblitère une part de la réalité. C’est une approche qui n’assigne plus l’esthétique à l’exercice d’un jugement désintéressé, mais qui la conçoit comme l’espace d’un affrontement qui porte sur les lignes de séparation entre ce qu’on perçoit et ce qui disparait, ce qui vaut et ce qui perd sa valeur avec sa capacité à faire sens et émotion. Elle est l’espace de la construction de formes hégémoniques ou alternatives, oppressives ou libératrices, non seulement de la perception du monde, mais de la façon dont cette perception est construite, diffusée et acceptée, identifiée et intériorisée. Johan Schimanski rappelle la richesse des significations du terme français de "partage", qui est à la fois division, répartition et expérience commune, pour mieux faire apparaître les contradictions et les complexités de démarches qui parce qu’elles sont individuelles peuvent à leur tour effacer la réalité collective, parce qu’elles s’offrent au regard, peuvent faciliter la surveillance, parce qu’elle permette à celui qui écrit de s’intégrer et de se valoriser, peuvent aussi être une façon de laisser derrière soi ceux qui sont refoulés. En centrant son analyse sur le livre d’une migrante, Maria Amélie, qui a mené à son terme le processus de son intégration dans la société norvégienne par la publication d’un livre significativement et ironiquement intitulé Takk (Merci), mais en alimentant sa démonstration par des exemples qui jouent comme autant de contre-points, il nous permet de suivre au plus près les noeuds de ces tensions. Il se donne les moyens de ne jamais réduire les termes des oppositions ou des relations de domination, entre nord et sud, légal et clandestin, homme et femme. Ici, l’écart, la séparation, l’assujettissement au cadre d’un point de vue, mais aussi la traversée, la transparence ou la lucidité jouent sur la même figure du miroir, de la vitre, de la lentille de l’objectif ou de la fenêtre. La fiction n’est plus d’un côté ou de l’autre, elle est l’espace stratégique dans lequel ces contradictions sont mises enjeu, affrontées, proposées à une prise de conscience, ou au contraire intégrées dans la conscience collective et naturalisées.
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La couverture de Ulovlig norsk (Illégalement norvégienne) de Maria Amélie (2010) avec le demi-portrait d'Amélie symbolisant la transition de l'invisibilité à la visibilité. Article de Johan Shimanski.
VI. Enregistrer la frontière
6 On retrouve d’une certaine façon dans la réflexion d’Elena Biserna un certain nombre des balises qui articulent le texte de Johan Schimanski : le jeu de l’opposition entre mouvement et clôture, entre fluidité et segmentation spatiale, par exemple, et à partir de là une volonté d’interroger et de travailler la notion de borderscape (Brambilla 2015) comme une mise en mouvement de la frontière, ou bien encore l’importance de la construction des formes comme processus d’édification du recul fictionnel. Mais il ne s’agit plus maintenant de littérature, il s’agit de captation sonore, de production de dispositifs d’écoute, d’investigation plastique des phénomènes acoustiques. Et ce changement de point de vue nous conduit à envisager de façon tout à fait différente ce qui était engagé dans le détour narratif des problématiques d’écriture, en investissant une part de la matérialité des frontières pour la mettre à l’épreuve de l’expérience et la faire basculer dans la relation sensible.
Elena Biserna s’efforce de nous montrer que « Le son, figure mobile et errante par excellence, transgresse sans cesse les limites, traverse les barrières, questionne les identités monolithiques ».
Dans un développement remarquable de précision et richement documenté, y compris de moments d’écoutes qui prolongent et bousculent la lecture, l’auteure nous propose un certain nombre d’exemples de démarches artistiques qui partent toutes d’une pratique qui consiste à « enregistrer (à) la frontière ». La complexité visée par la co-présence des deux formulations nous introduit directement à l’enjeu de la démonstration : la réalité sonore est différente de la réalité visuelle, elle est plus apte à saisir les déplacements, les circulations, les fluctuations des réalités coexistantes. La frontière en elle-même silencieuse peut devenir un condensateur d’événements sonores. Les représentations classiques que nous en avons sont déterminées par la logique de la perception visuelle. Mais si la frontière peut être une interruption du mouvement des corps, si elle peut s’élever comme un écran qui cloisonne le regard, elle est aussi une membrane qui vibre et qui est traversées par les sons et par les voix. L’espace sonore ne se laisse pas si facilement borner. C’est que le son n’est pas une chose, c’est une vibration, une réalité relationnelle qui vient troubler le jeu des oppositions classiques entre des instances trop facilement substantialisées : le sujet et l’objet, l’intérieur et l’extérieur, soi et le monde, l’objectivité et l’affectivité. Elena Biserna s’efforce de nous montrer que « Le son, figure mobile et errante par excellence, transgresse sans cesse les limites, traverse les barrières, questionne les identités monolithiques ». Mais cette potentialité critique ne peut être effective que dans le développement d’une démarche de construction, de composition ou au moins d’organisation et d’articulation de situations d’écoutes. Il ne s’agit pas de se contenter de capter des ambiances, il faut les agencer dans des dispositifs qui en dévoilent les potentialités de significations et qui les donnent à vivre dans une démarche capable de leur restituer leur valeur d’expérience.
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Jacob Kirkegaard, Through the Wall, ARoS Art Museum, Aarhus, Danemark, 2017.
Photographie Jacob Kirkegaard, article de Elena Biserna.
VII. L'artiste comme stratège
7C’est en tant qu’artiste et à partir de la façon dont il conçoit et développe son propre travail que Raafat Majzoub nous propose une réflexion à la fois dense et excitante sur la question de la fiction. La force de ce texte est d’aborder le sujet frontalement, non comme le prétexte d’une discussion académique, mais comme un enjeu à la fois théorique et pratique posé au coeur de sa propre démarche. Par là même, il développe une réflexion directement articulée sur son propre travail dont il évoque des éléments qui pourraient sembler disjoints par la diversité de leurs formes, de leurs médiums, de leurs façons de se présenter au public, mais qui se révèlent - ou qui nous sont montrés - comme les pièces d’un dispositif d’intervention dans un processus social et culturel élargi.
C’est bien à partir de sa situation réelle d’acteur et d’initiateur de situations poétiques et politiques dans la société dans laquelle il vit que Raafat Majzoub construit sa pensée.
Cela le conduit à remettre en cause l’illusion d’une position d’extériorité ou de surplomb de l’auteur. Ici, il ne s’agit pas de décrire une réalité, ni même de témoigner d’un vécu, il s’agit de concevoir la position de l’artiste comme un acteur dans un monde qui évidemment le dépasse, mais dont il contribue néanmoins à définir les formes possibles. C’est bien à partir de sa situation réelle d’acteur et d’initiateur de situations poétiques et politiques dans la société dans laquelle il vit que Raafat Mazjoub construit sa pensée. Et cette pensée n’existe pleinement que dans ses deux moments, théorique et pratique, plastique et critique, de sorte que ce texte est lui aussi une « fiction théorique » et qu’il participe tout autant à la production dont il rend compte. Disons donc que la fiction n’est plus ici un objet mais qu’elle est le coeur d’une démarche qui prétend contribuer à la réalité même dans laquelle elle se déploie. On comprend donc sans mal que s’il y est fondamentalement question des relations entre réalité et fiction, ce n’est pas sur le registre d’une opposition entre deux catégories essentiellement opposées et exclusive l’une de l’autre, mais entre ce qui relève d’un monde qu’on n’interroge plus et qu’on accepte comme un donné et de la capacité à produire une force et un désir de questionnement. De ce point de vue l’opposition qu’il nous propose entre « fictions actives » et « fictions dormantes » est en elle-même une formidable source de questionnement. D’une certaine façon, on peut y retrouver quelque chose du balancement que nous évoquions plus haut entre idéologie et utopie, mais sans ce qui se maintient dans ces deux termes d’une bipolarité essentialiste. Ce que définit cette opposition, c’est un espace stratégique et fluctuant, un champ de rapport de forces, dans lequel les élaborations discursives, mais aussi les configurations d’images, de croyances, de façons de voir et de sentir, sont autant d’éléments qui dessinent des rapports de domination et d’acceptation de la domination ou de résistance. Ici, nous sommes dans une pensée bien plus fluide et pour tout dire plus inquiétante, parce qu’elle ne nous offre pas vraiment d’espace de repos ou de refuge. Il y a par contre des enjeux et des stratégies et une certaine façon de mobiliser chacun à partir de ses propres rêves et de ses propres désirs. Il y a aussi une façon très pragmatique de chercher les conditions dans lesquelles les fictions peuvent s’incarner dans des institutions, des organisations sociales, emprunter des canaux de circulation et des voies de reconnaissance pour acquérir une légitimité collective, ce qui n’est pas sans rappeler Gramsci et son concept d’hégémonie (Gramsci 1996). Raafat Majzoub revendique une pratique de « l’écriture comme architecture » (writing as architecture) qu’il propose comme le modèle d’un agencement des fictions constructives et critiques. Elles se tiennent dans la double distance du dessin de l’architecte par rapport à la réalisation concrète et de la liberté de l’invention par rapport aux contraintes d’une réalité où les forces dominantes travaillent à éliminer ce qui pourrait venir les menacer.
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Ci-contre : The Beach House, image du film, Roy Dib, co-auteur Rafaat Mazjoub, 2016
VIII. La mathématisation de la frontière
8On pourrait penser de prime abord que l’article que nous propose Thomas Cantens se situe à l’exact opposé d’une telle réflexion sur la fiction comme espace stratégique. Anthropologue et douanier, directeur de l’unité de recherche de l’Organisation Mondiale des Douanes, il se trouve placé à un poste d’observation idéal pour étudier la réalité du fonctionnement des échanges transfrontaliers. Et l’objet qui le préoccupe, la mathématisation de la frontière, semble nous éloigner radicalement de la fiction. On comprendra évidemment que ce n’est pas si simple. Ici encore, même si c’est d’une façon totalement différente, la question se pose de la relation entre les formes du langage, la réalité qui s’y trouve saisie et les rapports de forces qui s’y jouent. Il ne s’agit pas pour autant de se contenter de ramener les modélisations et les procédures de calcul à de simples constructions idéologiques.
Ce que Cantens appelle « la gouvernance par les calculs » n’est donc pas seulement une construction pathogène qu’il faudrait combattre en tant que telle. Elle est une part de la réalité même dans laquelle nous vivons.
C’est un autre point de vue que Thomas Cantens adopte, en considérant que le processus historique de production, de collecte et de quantification des données s’inscrit dans une évolution des formes de la connaissance comme des relations de pouvoir qui débordent largement l’imposition du modèle économique du capitalisme ou de l’idéologie néolibérale. Pour faire plus simple, il s’agit d’éclairer l’évolution des rapports marchands et de leur quantification comme une histoire complexe dont la dimension politique et idéologique n’est qu’un aspect. Thomas Cantens n’ignore rien des analyses critiques qui se sont développées à la fois sur la question des formes de contrôle et de surveillance et sur le problème des Big data et de leur traitement. Mais il considère que ces modélisations traduisent aussi une transformation de la réalité des enjeux frontaliers, de leur déplacement de la scène des politiques territoriales vers celles des politiques d’échange et de circulation entre les Etats. Il y a, à ses yeux, une correspondance entre l’extension de la quantification des données à la frontière et l’extension de l’exercice des politiques étatiques au-delà des limites territoriales, vers les enjeux de l’organisation internationale des flux. Quand il écrit que « la frontière est une fiction aux effets bien réels… » et que, comme l’ont été les cartes, « la mathématisation de la frontière participe de cet effort très humain de rendre les frontières lisibles », il souligne le lien entre la réalité des frontières et les formes dans lesquelles elles sont rendues opérationnelles et donc efficaces. Ce que Cantens appelle « la gouvernance par les calculs » n’est donc pas seulement une construction pathogène qu’il faudrait combattre en tant que telle. Elle est une part de la réalité même dans laquelle nous vivons. Cela le conduit à proposer une position critique dans notre rapport à l’extension potentiellement illimitée des données et à leurs traitements mathématiques, au-delà de la désobéissance ou de l’encadrement par la loi, qui consiste à se saisir de la langue des calculs pour occuper autrement l’espace même de la mathématisation comme forme d’exercice du pouvoir : « Utiliser la langue des calculs ne signifie pas pour autant adopter une pensée utilitariste ou livrer l’individu à des jeux calculatoires afin de changer son comportement. Utiliser la langue des calculs signifie seulement reconnaître dans le calcul une pratique humaine, non exclusivement réservée à une forme de gouvernement ».
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ADM8, installation, 2011 - 2015, collectif RYBN. Photographie Myriam Boyer
IX. Explorer le possible
9En proposant d’ « adopter la langue des calculs pour en contester les résultats », Thomas Cantens n’est pas si loin de la démarche de Charles Heller et Lorenzo Pezzani et plus généralement de Forensic Architecture qui se saisissent des méthodes de l’investigation scientifique en matière criminelles pour chercher les éléments matériels qui permettent de restituer les conditions de l’exercice de la violence par les autorités et leurs agents et de les porter sur le terrain de la confrontation publique. Mais plus généralement, il s’agit chaque fois d’investir un champ de pratique, ainsi que les langages et les démarches qui s’y développent, pour interroger les limites du visible et de l’invisible, du lisible et de l’illisible.
Il n’y a pas de visibilité totale, il n’y a pas de transparence absolue.
Un système de représentation, quel qu’il soit, ne peut rendre compte d’une partie de la réalité qu’en en occultant une autre. C’est l’une des vieilles leçons de la cartographie et des différentes projections qui nous proposent des représentations différentes de l’espace, mais c’est aussi ce que nous révèlent les règles de la perspective. Il n’y a pas de visibilité totale, il n’y a pas de transparence absolue. Chaque fois, il y a des façons, plus ou moins repérables, plus ou moins explicites et conscientes, de dessiner le partage entre ce qu’on perçoit et ce qui est imperceptible en fonction du type de point de vue qui est imposé par les systèmes de représentation ou, à une autre échelle, par les choix qui commandent aux modèles d’analyse ou à la production des représentations. L’un des enjeux de ces constructions est évidemment d’apparaître comme crédible, d’emporter notre assentiment et notre adhésion. L’opération de la fiction consiste alors à se saisir des formes et des modèles pour les interroger, les confronter à leurs limites, à leurs impasses, à leurs usages, et par là même à en explorer les potentialités tout autant que leur pouvoir de persuasion (Westphal 2007). Il en est ici comme pour le photographe tel que le décrit Vilém Flusser dans son petit livre sur la photographie (Flusser 1996) : l’appareil photo répond à un programme, mais toutes les possibilités de ce programme ne pourront être découvertes que par les expérimentations menées par les photographes. Bien sûr, on peut toujours continuer à utiliser l’appareil photographique selon les normes imposées par la convention et les reproduire. Mais la part vivante de l’activité fictionnelle ne consiste pas à répéter ce qui est déjà établi, elle tend à explorer ce qui est possible. Comme l’écrit Flusser (1996, 29): « Cette activité peut être comparée au jeu d’échecs. Le joueur d’échecs lui aussi recherche dans le programme des échecs de nouvelles possibilités, de nouveaux coups. De même qu’il joue avec les pions, le photographe joue avec son appareil. L’appareil photo n’est pas un outil, mais un jouet, et le photographe n’est pas un travailleur, mais un joueur : non pas « homo faber », mais « homo ludens ». La seule différence est que le photographe ne joue pas avec son appareil, mais contre lui. Il s’insinue dans son appareil pour mettre en lumière les intrigues qui s’y trament.»
Jean Cristofol, 2017
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