antiAtlas #5, 2022
LES STIGMATES DE MON EXPULSION
Lucio Cascavilla
avec l'aide d'Abdulay Daramy et Meghan Kubic
Résumé : Que se passe-t-il si on vous refuse le droit de rester ? Si la police vient vous expulser ? Et si vous devenez indésirable ? En quelques secondes, on inscrira une marque sur votre passeport et vous devrez quitter le pays. Vous n'avez aucun droit. Vous êtes un paria.
Lucio Cascavilla est un écrivain, réalisateur et musicien italien. Après une tournée en Chine avec son groupe, il s'est installé en Sierra Leone où il prépare un documentaire sur les expulsions. Il a publié trois romans et collabore avec des magazines et des blogs. Il vit actuellement au Congo.
Avec l'aide d'Abdulay Daramy et de tous les membres actifs du NEAS (Network of Ex-Asylum Seekers), Lucio Cascavilla et Mauro Piacentini ont réalisé en 2022 le film The Years We Have Been Nowhere un documentaire pour lequel ils ont recueilli des récits d'expulsés sierra-léonais.
Mots-clés : stigmatisation ; paria ; bureaucratie ; famille ; survivants
antiAtlas Journal #5 : Expulsions par voie aérienne
Dirigé par William Walters, Clara Lecadet et Cédric Parizot
Design : Thierry Fournier
Secrétariat de rédaction : Maxime Maréchal
antiAtlas Journal
Directeur de la publication : Jean Cristofol
Directeur de rédaction : Cédric Parizot
Directeur artistique : Thierry Fournier
Comité de rédaction : Jean Cristofol, Thierry Fournier, Anna Guilló, Cédric Parizot, Manoël Penicaud
Pour citer cette article: Cascavilla, Lucio, "Les Stigmates de mon Expulsion", publié le 5 septembre 2023, antiAtlas #5 | 2022, en ligne, URL: www.antiatlas-journal.net/05-cascavilla-les-stigmates-de-mon-expulsion/, dernière consultation le Date
Photo: Lucio Cascavilla
1« Lorsque je suis arrivé en Sierra Leone, je n'y ai jamais pensé. Ce n'est que plus tard que cela m'est venu à l'esprit. Quand vous êtes expulsé, vous ne pensez pas au moment où vous êtes dans l'avion. Cet avion, en tant que lieu, n'existe pas. Il n'est qu'un vecteur, un moyen de transport, pour amener les gens d'un point A à un point B.
Alors que j'étais traîné dans l'aéroport, je m'accrochais aveuglément aux chaises, aux tables, à la balustrade. J'étais ligoté. Les yeux bandés. J'étais enchaîné comme les esclaves d'il y a deux siècles. Je n'étais pas assez fort pour les arrêter. Dans les escaliers de l'avion, je me suis désespérément agrippé à la rampe ».
Dans les escaliers de l'avion, je me suis désespérément agrippé à la rampe.
« J'ai crié et j'ai pleuré. Personne ne s'intéressait à moi.
Les policiers qui étaient avec moi s'en fichaient. Je me suis agrippé à n'importe qui et à n'importe quoi pour ne pas monter dans cet avion. Mais je savais qu'ils préfèreraient me couper la main plutôt que de me laisser rester une minute de plus dans mon propre pays. Dans le pays où j'ai vécu pendant onze ans. Dans le pays où j'ai laissé derrière moi mon enfant et ma femme.
L'avion n'existait pas.
Pas pour moi.”
La première fois que j'ai rencontré Oresay, il ne voulait pas me parler. Il me regardait avec une expression vide, comme s'il regardait la télévision plutôt que de parler à quelqu'un. Je voulais lui poser des questions importantes sur son séjour au Royaume-Uni, où il a vécu pendant six ans et où il a été contraint de laisser derrière lui un fils et une femme. Il hésitait à me parler librement parce qu'il était sûr que je ne pourrais pas comprendre ce qu'il a ressenti au moment de l'expulsion. Les personnes qui ont subi une expulsion ont une façon différente de voir le monde et Oresay pensait que cette différence créait une trop grande distance entre nous pour pouvoir la franchir.
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Image: Attilio Triennese, Sckart
2« C'était un avion normal, mais je ne me souviens même pas de la compagnie, du logo, de sa taille - rien. À ce moment-là, il n'y avait que trois personnages : moi, mon nouveau pays et mon ancien pays.
Mon ancien pays attendait passivement, indifférent à mon arrivée, et mon nouveau pays usait de toutes ses forces pour me renvoyer "chez moi"».
Madame Kamakuye a décidé de ne pas me rencontrer en personne. J'ai obtenu son numéro de téléphone par le Network of Ex-Asylum Seekers (NEAS). Elle a très poliment répondu à mon appel, essayant d'expliquer que pour une femme, être expulsée d'Europe est encore plus difficile que pour un homme. Bien qu'elle ait accepté de parler au téléphone, elle a refusé de s'exprimer devant une caméra.
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Image: Attilio Triennese, Sckart
3« L'avion était un no man's land. Je ne pouvais pas m'enfuir. Je ne pouvais pas changer son itinéraire. Les hôtesses étaient là. Je sentais leurs yeux me fixer, les yeux écarquillés comme si j'étais une bête féroce. Dans une cage, entouré de quatre dompteurs, j'étais la bête. J'étais le méchant. Innocent ou coupable, j'étais l'ennemi.
J'étais le méchant. Innocent ou coupable, j'étais l'ennemi.
Les stewards ont fait attention à ne pas s'approcher trop près. Ils se sont aventurés juste assez pour prendre un selfie avec la bête, peut-être pour le montrer à leurs enfants.
Dans cet espace, la police et moi, nous étions comme des invités indésirables. Le commandant n'a rien dit au micro à mon sujet ».
Ibrahim était manifestement nerveux en racontant son histoire. J'avais l'impression qu'il s'était beaucoup battu pour oublier ces souvenirs - presque comme s'il ne pouvait évoquer le passé, comme si l'expulsion n'avait jamais eu lieu. Il a une fille qu'il n'a jamais vue, née une semaine seulement après son « rapatriement forcé » et je soupçonne que, pour Ibrahim, vivre sans ces souvenirs est plus facile que d'affronter une réalité vécue tant d'années sans voir sa fille. Dans son esprit, sa fille, qui a maintenant dix-sept ans, peut exister presque comme un rêve, une source d'espoir merveilleuse plutôt que comme une perte cruelle. Elle a eu dix-sept ans le jour où il a accepté de me parler. Pendant qu'il parlait, ses mains tremblaient, ses pensées se bousculaient et étaient incohérentes, et il n'était pas capable de décrire exactement ce qui s'était passé. Il a essayé de se souvenir mais sa mémoire était floue.
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4. Sulemain a vécu neuf ans au Royaume-Uni, et bien qu'il n'ait pas laissé derrière lui une femme ou des enfants, il a derrière lui neuf années de sa vie passées à construire une communauté et un foyer. Il a été forcé de quitter ses amis, son travail, son quotidien - un endroit où il se sentait à sa place. Il souffre aujourd'hui de dépression à cause du traumatisme de son expulsion et il a été hospitalisé trois fois à la clinique psychiatrique de Freetown. À son arrivée à Freetown, sa famille ne lui a pas fait bon accueil parce qu'il n'avait rien apporté pour eux – pas d'argent, pas de cadeaux, rien qui puisse leur être utile. Il a l'impression de ne pas avoir d'avenir là-bas.
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5« Je n'ai pas vu de passagers, mais je pouvais sentir leur odeur. Je pouvais ressentir que l'avion était bondé. J'entendais leurs chuchotements effrayés. Ils parlaient de moi. Ils ne faisaient rien pour moi.
Que pouvaient-ils faire ? Parler au commandant? Protester contre la compagnie aérienne ? J'aurais dû me sentir privilégié. J'avais trois sièges rien que pour moi. Les passagers n'étaient pas dans l'avion quand je suis arrivé. Ils n'étaient pas dans l'avion quand je suis parti. Quand on m'a donné de l'eau, avec une paille comme si j’étais un enfant de 35 ans, j'avais tellement soif que je n'ai pas pu refuser. Je ne sais pas qui a été si compatissant pour me permettre de boire. Était-ce l'hôtesse ou le steward ? Ou était-ce l'un des policiers qui me ramenait "à la maison" sans ma femme et mon fils - animé par un fugace sentiment de devoir humanitaire ? ».
Protester contre la compagnie aérienne ?
Abbas a quitté la Sierra Leone à dix-huit ans, lorsque la guerre civile a commencé ; il est arrivé en Espagne, croyant qu'il s'agissait de l'Italie. De Barcelone, il a, par petites étapes, traversé la France et a commencé une vie, une nouvelle vie, une vie sans guerre et sans violence. La vie dont il avait rêvé pendant des années. Il est l'un des rares à avoir admis avec force que lorsque la police allemande l'a ramené, il a subi un traumatisme ; un traumatisme si fort que les raisons de son expulsion sont encore floues dans son esprit.
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6« Quand l'avion a décollé, j'ai cessé de résister. J'étais assise dans un no man’s land. J'étais bâillonnée et je pouvais toujours essayer de crier et de hurler, mais je n'aurais fait que gaspiller mon énergie. Il n'y avait aucune chance que l'avion rebrousse chemin et me ramène. Après un long moment, je ne sais pas combien de temps, l'avion a atterri dans ma "ville natale". Maison, c'est ce que la police m'a chuchoté à l'oreille. Mais qu'est-ce que la maison ? »
Mais qu'est-ce que la maison ?
« Mes parents sont morts, et tous mes frères et sœurs ont quitté Freetown. Le seul endroit où je peux retrouver ma famille est l'Allemagne. Je pourrais crier que je ne voulais pas quitter cet avion, mais il ne repartirait jamais avec moi à l'intérieur. Ce n'était pas mon choix. Quelques instants auparavant, j'étais dans mon pays, où tout m’est familier, et maintenant je suis dans mon pays "d'origine", complètement désorientée. En un clin d'œil, la vie change ».
Les enfants de Maria ont grandi à Berlin. Eva, l'aînée, ne parle plus avec sa mère. Après l'expulsion de Maria, Eva a été adoptée par un médecin allemand et a grandi sans sa famille biologique. Elle pense qu'elle a été abandonnée. Aujourd'hui, Maria est seule à Freetown, mais elle continue de croire que, tôt ou tard, sa fille viendra en Sierra Leone pour découvrir ses racines.
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7« L'avion n'était que le véhicule du changement. Ma vie n'a pas changé pendant que j’étais dans l'avion.
Le changement a eu lieu avant et après. J'ai essayé de résister. J'ai bien tenté de rester dans l'avion pendant que les policiers me traînaient dehors. Je sentais sur moi le regard des stewards, du commandant et de l'hôtesse. Mais il était impossible de changer mon destin. L'avion n'était qu'un véhicule ».
En 1996, Edward et toute sa famille ont déménagé d'abord dans un camp de réfugiés en Guinée, puis à New York, pour une nouvelle vie dans le « Nouveau monde ». Après avoir commis un délit mineur, il a passé trois ans en prison, puis, bien qu'il ait une carte verte, il a passé trois années supplémentaires dans un camp de détention. Personne ne veut d'un migrant qui commet un crime. Après dix-huit ans aux États-Unis, il a été contraint de rentrer chez lui, laissant derrière lui ses trois sœurs, ses deux frères, ses nombreux neveux et nièces, et même la tombe de sa mère.
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Photo: Lucio Cascavilla
8« J'ai été expulsé - je connais l'histoire, elle est à jamais gravée sur ma peau. Je vivais en Allemagne. Mon fils est encore là-bas. La police m'a traîné dans l'aéroport. Je m'agrippais aveuglément aux chaises, aux tables, à la balustrade. J'étais ligoté. Les yeux bandés. Ils m'ont traîné avec tant de force qu'ils m'ont cassé le poignet. J'ai commencé à crier, mais il était trop tard pour les arrêter, et ils m'ont embarqué sur un vol charter ».
En écoutant l'histoire d'Abdulay pour la première fois, je ne pouvais m'empêcher de penser que j'avais besoin d'un dictionnaire à côté de moi – bien qu'il utilise des mots que je comprenais, c'était comme si je ne pouvais pas en saisir pleinement le sens. Il parlait d'expériences qui m’étaient trop difficiles à imaginer. Je pensais que les mots qu'il prononçait devaient être traduits pour que je les comprenne pleinement. Abdulay, le coordinateur national de NEAS (Network of Ex-Asylum Seekers), a ri lorsque je lui ai expliqué cela.
Le premier mot que j'ai eu du mal à comprendre est "déportation" (deportation). L'acte d'expulser un étranger et de le renvoyer dans son pays d'origine. Alors qu'il m'expliquait son histoire, je me suis souvenu d'un vieux western de John Ford, "L'automne des Cheyennes", qui racontait la triste histoire d'une tribu amérindienne de Yellowstone déportée dans une réserve. C'était certainement la chose la plus proche à laquelle je pouvais penser et qui m'aiderait à saisir le sens profond de ce qu'il disait - essayer de comprendre, à ma petite échelle, ce que l'on peut ressentir en tant qu’expulsé. Abdulay continue de raconter son histoire.
Se souvenir de cette partie de son passé a été difficile pour Abdulay. Il a été expulsé en 2009 vers la Sierra Leone après avoir vécu en Allemagne pendant neuf ans. Dès son arrivée à Freetown, il s'est rendu à Amnesty International, au coin de Swissy, où tous les anciens expulsés se retrouvent encore aujourd'hui. Ils se réunissent pour essayer d'obtenir justice et se rassemblent dans l'espoir qu'Amnesty les aide à retourner dans les pays d'où ils ont été expulsés.
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Vidéo: Lucio Cascavilla
9« J'ai crié et j'ai pleuré, mais personne n’a prêté attention à moi. Le premier vol est arrivé à Las Palmas et j'ai dû attendre deux jours avant d'être embarqué sur un autre. J'étais enchaîné. Je ne pouvais pas bouger et la police, avant de me jeter dans une cellule, m'a laissé sous le soleil - sans eau ».
Pendant son séjour à Amnesty, Abdulay a rencontré Albert, un autre Allemand qui a été expulsé à peu près au même moment. Albert a vécu une expérience similaire en étant expulsé par charter. Voici un autre mot qui ne m'est pas familier : charter. Un vol effectué par un avion affrété pour un trajet qui n'est pas inscrit dans le programme de course régulier de la compagnie aérienne.
Comme dans le cas d'Abdulay, Albert a été expulsé à cause d'un problème de papiers. Après avoir perdu son emploi, pendant la crise financière de 2008, malgré de multiples tentatives pour faire renouveler ses papiers, le visa d'Albert n'a pas été renouvelé. Il a été arrêté et jeté en prison pendant quatre mois sans même avoir commis de crime. La police l'a forcé à acheter un billet de retour pour Freetown et a été conduit enchaîné à l'aéroport.
Pour développer le projet Les jours où nous n’étions nulle part (The Years We Have Been Nowhere), nous avons interviewé vingt-trois personnes. Elles ont quitté la Sierra Leone et ont migré vers d'autres pays, elles avaient des âges différents et des problèmes administratifs différents, mais elles partagent le même schéma de rapatriement forcé, et elles me racontent toutes la même histoire. À une petite différence près : le nombre de policiers qui les embarquent dans l'avion.
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https://www.antiatlas-journal.net/pdf/antiatlas-journal-05-cascavilla-the-stigmata-of-my-deportation.pdf