antiAtlas Journal #01 - 2016
Agencer Samira : comprendre l’humanitarisme sexuel à travers la réalisation d’un film
Nicola Mai
Professeur de Sociologie et d'Études des Migrations, Kingston University London
Mots-clefs : ethnofiction, auto-ethnographie, transgenre
Pour citer cet article : Mai, Nicola, 2016, "Assembler Samira : comprendre l’humanitarisme sexuel à travers la réalisation d’un film", antiAtlas Journal, 1 | 2016 [En ligne], 13 avril 2016, URL : http://www.antiatlas-journal.net/01-assembler-samira-comprendre-l-humanitarisme-sexuel-a-travers-la-realisation-d-un-film, dernière consultation le Date
I. Traverser des frontières humanitaires sexuelles
1« Tu dis ça parce que t’es Français ! » m’a dit Samira avec une pointe de colère lorsque j’ai émis une demi-plaisanterie, disant que ce n’était un vrai homme que j’avais en face de moi. Elle était vêtue d'une robe et entièrement maquillée, mais elle affirmait être un homme, un vrai, comme son père. Et cette nuit-là, comme la plupart des autres, elle se prostituait « en travesti », auprès d'autres hommes, à Marseille. « Je sais que t’es italien, mais quand même, t’es français », me répondit-elle promptement quand j’objectais que je n’étais pas français, mais italien. « Oui, mais on est arrivés là doucement, tu sais. Avec ma mère, c’était plus facile, mais avec mon père, il a fallu, combien ?... trente ans ? », j’ai répondu. Nous bavardions tous deux adossés au mur, à l’angle de rue où il se prostituait habituellement. « Ouais, ouais », objecta Samira. « Moi c’est pas comme ça. Moi je suis algérien. D’accord ? Et je suis un vrai mec, comme mon père […] Dans ma famille, un homme, c’est un homme […] Jamais tu me vois avec un homme en Karim […] je suis pas comme ces putes là-bas, tu sais ? »
À ce moment-là, j’avais déjà décidé que Samira serait le personnage principal de la première ethnofiction d’Emborders, un projet entre art et science sur l’efficacité et la portée des initiatives humanitaires à destination des travailleur·ses du sexe et des demandeur·ses d’asile appartenant à des minorités sexuelles. Pour faire valoir leurs droits et éviter d’être expulsé·es, les migrant·es agencent leurs corps et mettent en scène leur subjectivité suivant des scénarios humanitaires normalisés intégrant la condition de victime, la vulnérabilité et le genre/sexe, qui opèrent comme des « frontières biographiques » (Mai 2014) entre expulsion et accès à l’aide sociale, à des papiers et du travail.
Emborders associe observations ethnographiques et réalisation de film afin d’analyser et de représenter les formes de subjectivation et d’agentivité que produisent les frontières biographiques humanitaires.
La convergence entre l’intensification et la diversification des flux migratoires mondiaux, la mise en place de politiques limitant les migrations et l’émergence de formes de gouvernance humanitaire a doté les institutions de protection sociale des groupes de migrant·es vulnérables de nouvelles fonctions de contrôle (Fassin, 2011). Les discours occidentaux sur la libération sexuelle sont devenus des « avatars de la liberté et de la modernité » (Butler, 2008). Ils contribuent plus largement à des récits orientalistes qui concourent à l’émergence de nouvelles hiérarchies de civilisation « homonationalistes » (Puar, 2007) et de régimes mondialisés de gouvernementabilité néolibérale : « la démocratie sexuelle » (Fassin, 2010). Au cours de ce processus, les minorités ethniques et les migrant·es « indésirables » sont la cible de paniques morales liées à des questions de genre ou de sexualité, et, en corollaire, font l’objet d’interventions humanitaires.
Les paniques morales que suscitent l’étendue de la traite mondiale des êtres humains liée à l’exploitation sexuelle et le nombre de faux demandeurs d’asile « gays » amplifient l’importance de ces questions. Elles sont aussi à l’image des décisions politiques et de problématiques morales réelles. Les paniques morales mettent en évidence l’apparition de formes de frontiérisation, conséquences de réactions alarmistes et d’une gouvernance par l’affect. Les pays du Nord global célèbrent l’acceptation de la diversité sexuelle, alors même que la lutte contre les réseaux de prostitution est une dimension essentielle de leur supériorité démocratique proclamée face au reste du monde. Pourtant, leur système d’asile ne parvient pas à identifier les gens qui se sentent persécutés non seulement à cause d’inégalités économiques, mais aussi du fait de circonstances politico-économiques. Les actions contre la traite des êtres humains ont aussi tendance à ne pas voir que de nombreux·ses migrant·es, en tant que travailleur·ses du sexe, s’opposent à la vulnérabilité et l’exploitabilité croissantes qu’il·elles subissent dans leur existence de travailleur·se·s.
L’aide que reçoivent les victimes de traite est fonction du récit normalisé des victimes, comportant des ambiguïtés sur leur façon de comprendre leur agentivité (traduction française du concept anglais de agency qui se réfère à la capacité et puissance d’agir) et leur exploitation. Les demandeurs d’asile des minorités sexuelles se voient rarement accorder une protection, parce que leur liminarité sexuelle ne s’inscrit pas dans le canon de « l’homosexualité » du Nord global. Lors des migrations, les gens négocient leurs aspirations ambiguës à des modes de vie cosmopolites mondialisés, une façon d’échapper aux souffrances et aux mœurs conservatrices, sexuelles et de genre, en vigueur dans leur pays d’origine. Les alarmes sociales relatives aux questions sexuelles et de genre passent à côté de cette complexité. Elles légitiment le durcissement des politiques migratoires et les interventions sociales de « l’humanitarisme sexuel » et exacerbent ainsi la vulnérabilité des populations qu’elles cherchent à secourir par les processus de criminalisation et d’expulsion qu’elles renforcent.
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2 Pour comprendre l’interaction spécifique entre protection et contrôle tels qu’ils sont vécus par les migrant·es, et comment les interventions et les discours humanitaires les postulent comme vulnérables quant à leur orientation sexuelle et leur comportement, j’introduis le concept d’« humanitarisme sexuel ». Cette notion permet d’analyser plus profondément comment des conceptions figées sur la souffrance deviennent la clé pour l’octroi du droit d’asile et la protection humanitaire, et comment elles opèrent comme mécanismes de contrôle des migrations (par exemple Ticktin, 2012). En soulignant l’accent mis sur la dimension sexuelle dans le contrôle migratoire humanitaire, l’humanitarisme sexuel se concentre plus particulièrement sur les stratégies qu’emploient les institutions humanitaires et les organisations non-gouvernementales à une échelle locale, nationale et internationale dans leur problématisation, leur soutien et leur intervention auprès de groupes de migrant·es, à partir des aspects de vulnérabilité censément associés à leur orientation et à leur pratique sexuelles (Mai, 2014).
L’histoire de Samira montre comment les frontières biographiques humanitaires s’incarnent et sont comprises par les migrant·es selon l’évolution et les transformations de leurs vies. Karim, le réfugié algérien qui devient Samira la nuit, constituait un sujet de recherche idéal pour le projet de recherche Emborders, à la frontière entre art et science. Il appartenait à la fois aux deux catégories de migrant·es que vise l’humanitarisme sexuel : les travailleur·ses du sexe et les réfugié·es des minorités sexuelles. Je suis d’abord entré en contact avec lui par le biais de personnes contribuant à un projet de réduction des risques pour les travailleur·ses du sexe à Marseille. Quand je l’ai rencontré au pied de son appartement dans le quartier de la prostitution du centre-ville de Marseille en juin 2012, Karim vendait du sexe en tant que Samira. Il avait presque 40 ans.
Au cours des nombreux moments ethnographiques que j’ai eu la chance de partager avec lui pendant les deux années suivantes, il m’a confié son incroyable récit de traversée de frontières biographiques, humanitaires et géographiques. Par son expérience, il incarne les différentes façons dont la sexualité, le genre, la classe et l’ethnicité s’entrecoupent dans l’identité et la subjectivité des gens, et les formes de mobilité géographique et sociale auxquelles ils ont accès.
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II.Une autoethnographie intime des frontières humanitaires
3Interroger les formes de agentivité produites par l’humanitarisme sexuel nécessite de recueillir les « récits sexuels » délimitant les expériences et la subjectivité des migrant·es qui proviennent de contextes sociaux et historiques plus larges qu’il·elles traversent lors de leur migration (Plummer, 1995). Parce que l’espace épistémologique de la représentation et des interprétations dans le monde social contemporain est saturé d’images et de scénarios humanitaires (Agier, 2010), les histoires sexuelles des migrant·es actuel·les se structurent selon des récits d’identification, de souffrance et de violence. Ce faisant, la complexité des trajectoires migratoires des gens et de leurs vies se voit réduite et simplifiée à la fois dans les débats publics et dans les autoreprésentations des gens. Par exemple, le rapport complexe et étroit entre travail du sexe et migration est souvent englobé sous l’appellation généraliste et de plus en plus officielle de traite des êtres humains. En parallèle, le caractère intrinsèquement polymorphe des orientations et pratiques sexuelles disparait derrière les récits de « coming out » à teneur téléologique et derrière les taxonomies sexuelles LGBT en provenance du Nord global. C’est dans le contexte de ce système humanitaire globalisé que des histoires sexuelles particulières deviennent des frontières biographiques qui empêchent ou permettent aux gens d’accéder à des droits, du travail et de la mobilité.
La comparaison entre les scénarios et les répertoires socialement disponibles qui ressortent au cours des entretiens biographiques et la façon dont ces récits « officiels » et ces autoreprésentations s’incarnent dans la vie quotidienne compose un aspect essentiel de mon approche méthodologique. L’ethnographie me permet souvent d’identifier et d’analyser les contradictions stratégiques entre les styles de vie fluides et les modes de subsistance des sujets sur lesquels porte ma recherche et les représentations de soi plus socialement acceptables qui ressortent d’entretiens formels. C’est en saisissant ces confrontations et contradictions que je suis le plus à même de comprendre la complexité des identifications sexuelles des migrant·es, leurs interprétations et leur expériences de vulnérabilité et agentivité. Dans bien des cas, j’utilise ma « subjectivité érotique » comme instrument stratégique de recherche (Kulick et Wilson, 1995) à la fois pour faire ressortir et problématiser les autoreprésentations de sexe et de genre dominantes. Par exemple, je révèle parfois volontairement mon homosexualité pour offrir un espace de confiance aux sujets de recherche qui pourraient se sentir menacé·es par l’homophobie et la stigmatisation dont les prostitué·es font l’objet (Pheterson, 1993). Moins souvent, et lorsque la situation intersubjective est favorable, je remets en cause, principalement par l’humour ou le flirt, les hommes ou femmes sur lesquel·les se base ma recherche dont les histoires, la subjectivité et l’orientation sont moins « straight » que ce qu’il·elles me présentent.
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4Parce que ma subjectivité constitue un outil méthodologique central dans ma recherche sur l’articulation entre migration et industrie mondiale du sexe, je rédige de plus en plus mes résultats de recherche sous forme d’autoethnographie. Il s’agit d’une approche de recherche qui s’intéresse systématiquement à l’expérience du chercheur en vue d’analyser des interprétations sociales, culturelles et politiques plus larges (Ellis et al., 2010). L’autoethnographie est devenue un genre relativement courant d’écriture ethnographique dans un certain nombre de disciplines. Diverses approches ethnographiques ont été caractérisées et classifiées selon les différents rapports établis entre la dimension personnelle « auto » de l’auteur et les dynamiques sociales et culturelles « ethnographiques » en jeu. Je réfère au concept d’« autoethnographie analytique » dans mon travail comme à un genre d’écriture autoethnographique qui vise à lier l’autoréflexivité et la « visibilité narrative du soi du chercheur » au « dialogue avec les informateurs au-delà du soi », et « l’engagement vis-à-vis de l’analyse théorique » (Anderson, 2006 : 378). Je définis aussi mon approche autoethnographique comme intime, sous deux aspects : premièrement, parce qu’elle utilise des processus psychodynamiques personnels et intersubjectifs comme principaux outils heuristiques et herméneutiques ; deuxièmement, parce qu’elle se concentre sur des pratiques sexuelles, des facteurs de stigmatisation ayant trait à la migration (par exemple l’absence de statut migratoire légal ou l’impossibilité de revenir au pays comme migrant·e ayant réussi) et des affects qui sont généralement intriqués à l’aspect privé de la vie des gens.
En écoutant et en parlant avec Samira, j’étais fasciné par la façon dont son histoire entrait en résonnance et dissonance avec les frontières biographiques humanitaires. Karim a quitté l’Algérie jeune homme après que sa poitrine a commencé à grossir. Cela était dû à la prise d’hormones qu’il s’était procurées auprès des travailleurs du sexe transsexuel·les qu’il avait rencontré dans sa ville natale. Il·elles constituaient le seul point de repère disponible pour lui afin de donner un sens à sa « différence » de sexe et de genre. Karim a alors décidé de quitter l’Algérie pour l’Italie où il a commencé à se prostituer au côté d’autres trans algériens à Naples. Samira décrit des années de libération, de renforcement et de glamour. « Je n’étais pas comme aujourd’hui, tu sais ? Les Italiens étaient fous de moi, tu aurais vu les clients que j’avais, les fringues que je portais… »
Humanitarisme sexuel : la protection humanitaire des migrants en fonction de leur orientation et pratiques sexuelles contribue au renforcement des frontières biographiques.
Plus tard, Karim a voulu commencer à économiser et « faire quelque chose de sa vie ». Il est venu en France où il avait appris qu’il aurait plus de chances d’être régularisé comme réfugié en demandant l’asile en tant que « transsexuel algérien », une catégorie officiellement reconnue comme « groupe social » recevable au droit d’asile en France en vertu de la Convention sur les réfugiés 1951 de l’ONU. Dix ans plus tard, Karim a obtenu l’asile en France en tant que Samira, « grâce à ses seins » qui, d’après lui, lui ont permis d’être cru quand il a fait la demande d’asile en tant que transsexuel menacé de persécution et de mort s’il était renvoyé en Algérie. Pendant ces entretiens, Karim a dépeint son existence selon les termes de la frontière biographique du transsexuel algérien : un récit téléologique « transnormatif » en provenance du Nord global qui lui a permis de présenter son identification sexuelle et de genre complexe comme celui d’« une femme coincée dans le mauvais corps » (Stone, 1992).
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Rejouer l’ironie ethnographique lors du tournage de Samira
Se rapprocher de l'Algérie
5 Après avoir obtenu son passeport français de réfugié, Karim a continué à se prostituer et à vivre en France, tout d’abord à Paris, puis à Marseille, où il a déménagé pour « être plus près de l’Algérie ». Ce déménagement a constitué le début de sa réorientation progressive vers l’algérianité et l’hétéronormativité qui s’est poursuivie pendant vingt ans. Alors que son père était en train de mourir dans un hôpital en France, ce qui allait faire de lui le chef de famille, Karim s’est fait enlever les seins et s’est rendu auprès de son père qui l’a réinstauré à sa place de fils. Il s’est plus tard marié à une femme pour obtenir un passeport français normal (c’est-à-dire pas de réfugié) qui lui permettrait de retourner en Algérie et de jouer son nouveau rôle de chef de famille en qualité de fils ainé. Quand je l’ai rencontré, il avait recommencé à se prostituer dans le centre de Marseille en tant que Samira, avec des faux seins. « C’est beaucoup mieux comme ça », m’a-t-il dit une nuit. « Je peux les mettre et les enlever quand je veux. Si je les portais dans la journée, on me cracherait dessus. »
En écoutant les histoires sexuelles de Samira, j’ai souvent repensé à comment les identités ethniques, les rapports de classe, les rôles genrés et les pratiques sexuelles se combinent dans l’idée que les gens se font d’eux-mêmes en fonction de leurs ressentis et de la façon dont il·elles vivent l’appartenance à des communautés morales nationales (Lambewski, 1999). Par exemple, affirmer être « seulement actif » dans les rencontres sexuelles avec les clients constitue un discours très stratégique qui inscrit l’autoreprésentation officielle des travailleurs du sexe albanais et roumains dans leurs communautés morales et nationales, à l’opposé de la passivité et de l’immoralité de leurs clients italiens « pédé » ( « queer » en anglais) (Mai, 2004). De la même façon, Samira semble associer son algérianité — « je suis un vrai mec, comme mon père » — avec une démarcation hétérosexuelle (et hétérosexiste !) sexuelle et de genre. « Je vais avec des hommes quand je suis Samira et avec des femmes en Karim », ce qui la différentie de « tous ces pédés et ces putes là-bas », et est en contradiction directe avec la frontière biographique de transsexuel algérien qu’elle a mobilisée quand elle a fait sa demande d’asile, selon laquelle elle était « une femme coincée dans un corps d’homme. »
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III. Orientations mobiles
6En écoutant Samira me raconter sa vie, entre différentes histoires sexuelles en évolution, frontières biographiques, priorités et occasions, je me suis souvenu de la définition anti-essentialiste que propose Stuart Hall de l’identité comme « stratégique et positionnelle » (Hall, 1996 : 3). L’identité et les diverses formes de subjectivité, dans cette conception, n’existent pas per se sous une forme unifiée et cohérente. Elles sont au contraire perpétuellement reconstruites au fil du temps et agencées dans les interactions sociales en fonction des besoins et des priorités du moment des individus et des groupes. Une interprétation performative et relationnelle de la subjectivation nécessite d’identifier l’hétérogénéité intrinsèque, si ce n’est ontologique, de la subjectivité. Dans mon travail, j’emploie le concept d’autoreprésentation pour décrire les formes d’identité, de subjectivité et de conscience qui proviennent de l’interaction permanente entre le sujet et les mondes matériels et narratifs qu’il occupe. Ma conceptualisation des autoreprésentations subsume et transcende la différence entre représentation sociale et subjective, parce que les discours qui délimitent des modèles spécifiques de personnalité délimitent aussi la façon dont le monde social environ est compris et vécu. L’autoreprésentation et l’identité proviennent du jeu complexe entre représentations dominantes et leur internalisation ou rejet subjectif.
En parlant avec Samira, j’ai aussi réfléchi à la nature dynamique et contextuelle de l’agentivité. Je me suis rappelé comment la capacité et puissance d’action nait à partir de régimes et de techniques de subjectivation particuliers et toujours contradictoires. En d’autres termes, l‘agentivité est certainement une force et, en tant que telle, provient de la façon dont les humains ont été assemblés historiquement et non d’une quelconque propriété essentielle du sujet (Rose, 1998 : 186-7). La compréhension qu’ont les migrant·es de l’agentivité et de la vulnérabilité est intégrée aux priorités et aux besoins existentiels qui évoluent en parallèle de leurs trajectoires migratoires, et qui émergent à partir d’une évaluation dynamique des « expériences passées et d’un désir de parvenir à une amélioration dans le futur » (Bastia et McGrath, 2011). Dans cette évaluation dynamique, ce qui représentait un risque peut parfois se changer en opportunité et vice-versa, quand les migrant·es décident, implicitement ou explicitement, de prolonger diverses opportunités de protection, d’autonomie et de contrôle selon leur position vis-à-vis de la trajectoire qu’il·elles désirent donner à leur vie.
7 Pour rendre compte du rôle joué par la matérialité, la sexualité et les possibilités dans l’émergence des subjectivités et des agentivités des migrant·es, je m’inspire de la reprise par Phillips de la notion d’agencement, au départ développée par Deleuze et Guattari. Comme Phillips, je préfère la notion d’agencement à celle d’assemblage, soulignant de la sorte le lien de départ à un arrangement hétérogène et dynamique qui donne naissance à une expérience particulière de devenir (Phillips, 2006). Je fais aussi référence à « l’orientation », la notion phénoménologique de Sara Ahmed qui renvoie à des alignements socio-culturels particuliers des objets, de récits, des corps et des rôles sexuels/de genre qui peuvent devenir « le lieu de l’action de subjectivités particulières » (Ahmed, 2006). Pour mener une analyse suffisamment complexe de l’expérience que font les migrant·es de l’agentivité d’agir, j’ai introduit (Mai, 2016) mon propre concept d’« orientations mobiles », pour référer à la façon dont les migrant·es habitent une subjectivité voulue, en créant un alignement entre objets d’agir, mobilités et histoires sexuelles. Au centre du concept d’orientations mobiles se trouve une attention au fait qu’aucune agentivité ne précède pas un tel arrangement d’agir, ni l’inverse. Au contraire, les orientations mobiles sont des alignements hétérogènes qui émergent socialement comme des contextes agençants pour des subjectivités migratoires émergeantes.
Je déborderais le cadre de notre article en poussant davantage ma théorisation de l’agentivité des migrant·es. Je voudrais ici souligner l’importance intersectionnelle compliquée entre orientations sexuelles et rôles genrés dans l’arrangement des orientations mobiles des gens, tout comme dans les décisions d’agencement qu’il·elles prennent. Pour Karim, l’expérience de la prostitution en Europe est libératrice et favorable parce qu’elle lui offre la possibilité d’incarner Samira. C’est une version de lui-même qui est en continuité avec son autoreprésentation comme « efféminé » en Algérie, tout autant qu’une réaction aux conséquences socio-économiques de son expulsion de sa famille. La première phase « sortante » de sa vie se caractérise par son désir de fuir l’homophobie en Algérie et implique un « devenir une femme » deleuzien, en partant à l’étranger et en demandant l’asile en France en tant que « transsexuel algérien ».
Orientations mobiles : des migrant·es investissent une subjectivité voulue en créant un alignement d’objets agençant de mobilités et d’histoires sexuelles
En parallèle, les histoires sexuelles et les rôles genrés qui délimitent l’idée de soi demeurent ancrés dans un cadre hétérosexiste et hétéronormatif au sein duquel il lui faut rester « juste comme son père » alors qu’il se prostitue en Samira à l’étranger. Alors que la vie de Karim change et son retour est attendu par les siens pour qu’il devienne le nouveau chef de famille, son orientation mobile devient « rentrante » et prend un virage, vers un « devenir homme » selon les rôles genrés et les histoires sexuelles existants en Algérie. C’est à ce moment qu’il a décidé de transformer son passeport français de réfugié, qui ne lui permettait pas de revenir en Algérie, en passeport classique en épousant une française (lesbienne). Sa décision de migrer, de se prostituer à l’étranger, de demander l’asile en tant que femme transsexuelle, et de retourner au pays en tant qu’homme hétérosexuel souligne la nature contextuelle, positionnelle et dynamique des orientations mobiles des gens. La trajectoire de Karim constitue un puissant rappel que les décisions qui agençent les orientations mobiles ont des significations très différentes à différents moments. Elle montre clairement comment l’agentivité pour qu’elle ait du sens pour les migrant·es, les universitaires et les décideurs politiques, peut se présenter davantage comme une capacité d’action socio-culturelle située qui permet aux gens d’investir et de mettre en scène différemment des normes dans le contexte de rapports particuliers de subordination (Mahmood, 2005 : 18).
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8 Alors que Samira évoquait sa décision de quitter l’Algérie pour « être elle-même », mes pensées revenaient sans cesse à mon moi adolescent et à ma décision, relevant de mon agentivité, de « devenir moi-même » au Royaume-Uni. Vis-à-vis de la plupart de mes semblables et de mes collègues, j’avais moi aussi été amené à me sentir efféminé. J’avais moi aussi ressenti qu’il me fallait partir à l’étranger pour être moi-même, une décision agençante qui pour moi était sans appel : je le « savais », c’est tout. A un âge où « être gay » fut subitement tout ce que je pensais être, j’ai découvert dans les films, la musique pop et les romans britanniques les récits et les scénarios visuels qui m’ont fait réaliser que je ne pouvais être moi-même qu’en allant là-bas. Je me revois parcourant des journaux italiens à la recherche d’informations du Royaume-Uni. Je me souviens d’avoir admiré Boy George, Jimmy Somerville, Marc Almond. J’étais intéressé par les luttes politiques de l’ère Thatcher, et j’en avais assez du scénario italien. J’étais né dans le mauvais pays par erreur, je me sentais anglais à l’intérieur. Je pensais que les Anglais étaient plus ouverts, qu’ils me comprendraient mieux. Surtout, et c’est le plus important, pendant toutes mes années d’adolescence, je pensais avoir le choix entre être Italien et hétéro ou Anglais et gay. Dans mon imagination et les projections sur le futur que je faisais, il n’y avait aucune alternative à ces deux aspects. A l’époque, la seule direction selon laquelle orienter l’idée que je commençais à me faire de mon moi était vers le Royaume-Uni. Il me fallait y aller et prendre part à une économie matérielle et culturelle qui me donnait l’espoir de pouvoir être moi-même, quoi que cela ait pu signifier. Je suis donc parti pour Londres, en Grande-Bretagne, aussi vite que j’ai pu.
De sorte que quand Samira s’est présentée à moi, j’ai pensé à cette période de ma vie. J’avais été dans les mêmes dispositions mentales pendant très longtemps, mais sous bien d’autres aspects, j’étais originaire d’une planète différente. J’avais connu l’homophobie, mais jamais je n’avais fait face à la menace d’être expulsé de ma famille et de mon foyer ou d’être socialement persécuté. J’étais respecté et aimé par mes camarades de classe et mes amis. Mes proches soutenaient mon identité, à l’exception partielle de mon père, qui a manifesté une homophobie ambiguë pendant la plus grande partie de ma vie, ne prenant totalement mon parti qu’à compter de ma 33ème année. Mais j’ai toujours senti que j’avais un lieu où je pouvais être accueilli par ma mère et son côté de la famille et, en dernière instance, avec mon père aussi. Dans la famille de ma mère, il existait une discussion intellectuelle permanente sur l’homosexualité. Elle s’attachait principalement à la figure prédominante de Pier Paolo Pasolini et son rôle d’intellectuel organique au sein du parti communiste italien, auquel ma famille, ma ville et ma région d’origine étaient massivement affiliées. Je me souviens comment ma mère et le reste de la famille ont pleuré quand il a été assassiné, un deuil que nous avons tous partagé. Donc, oui, j’imagine qu’en comparaison de Samira et à ses yeux, j’étais, après tout, « français ».
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Comparer des orientations mobiles par la réalisation d’ethnofiction
IV. Agencer Samira
9 Samira est un cas d’école pour l’étude des frontières biographiques. Au fur et à mesure que sa vie se déploie entre les exigences contradictoires d’être un « transsexuel » en France et un « homme » en Algérie, sa subjectivité est marquée par la multiplicité, la vulnérabilité et l’agentivité. Comment représenter la négociation des différentes « frontières biographiques » qu’il lui faut mettre en scène pour être elle-même ? Comment rendre justice par écrit aux transactions interpersonnelles, sensuelles et affectives complexes par lequel le savoir s’est produit entre nous ? Le cinéma ethnographique est-il mieux à même de représenter la complexité de sa subjectivité et les multiples versions du soi qu’elle produit dans différentes situations ? Comment éviter le voyeurisme, étant donné le désir de montrer « le réel » qui caractérise le film documentaire comme celui de fiction ? Comment protéger l’identité de Karim, quand on sait le niveau de stigmatisation subi par les travailleur·ses du sexe et les réfugié·es des minorités sexuelles ?
Tout au long de ma carrière de sociologue et d’ethnographe, j’ai été insatisfait par l’écriture universitaire comme moyen de transmettre les dimensions incarnées, sensuelles, affectives, performatives et intersubjectives de la production de savoir. Outre le développement d’une écriture autoethnographique, j’ai décidé en réaction à cette insatisfaction de développer une méthodologie de création participative et à base de réalisation audiovisuelle inspirée des principes de « l’ethno-fiction » (Rouch, 2003) et de « l’ethno-mimesis » (O’Neill, 2011), qui mettent toutes deux en jeu des migrant·es en tant qu’acteurs et producteurs actifs de leurs propres représentations. Le terme d’ethnofiction renvoie à la tentative de Jean Rouch de saisir « l’ethos » d’expériences de recherche vécues en dépassant « la distinction entre fiction et non-fiction, participation et observation, savoir et sentiment » (Stoller, 1992 : 143).
Par la réalisation ethnographique, j’avais l’intention de reproduire et de partager avec les spectateurs la texture profondément intersubjective, visuelle, affective et sensuelle de l’ethnographie et de l’entretien qualitatif afin de les amener au plus près des expériences complexes que j’ai pu observer au cours de mon travail de terrain. Cela a conduit à la production de ma Sex Work Trilogy [Trilogie du travail sexuel] et de Samira, la première installations art-science issues de Emborders. La trilogie comprend Comidas Rapidas — Fast Food (Mai 2010 ; 5 mins), sur la relation entre formes « errantes » de mobilité, migration et l’implication de mineurs et de jeunes hommes roumains et marocains prostitués à Seville ; Mother Europe (Mai 2011 ; 5 min) sur la relation entre les formes de travail sexuel lié au tourisme et la migration ; et Normal (Mai 2012 ; 48 min) sur la complexité des relations d’amour, d’exploitation, d’autonomie et de dépendance que connaissent les migrant·es qui travaillent dans l’ industrie du sexe mondialisée.
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10 Dans les deux premiers films de la trilogie, les sujets « réels » sur lesquel·les porte ma recherche présentent directement leurs histoires et leur réalité, même si leur visibilité transite par des choix stylistiques et filmiques tels que filtres et surimpositions qui reflètent leur condition marginalisée et stigmatisée. Normal est la première ethno-fiction expérimentale qui emploie des acteurs rejouant des entretiens de recherche et des situations réels pour protéger l’identité des sujets de départ et remettre en cause le critère d’authenticité sur lequel reposent les frontières humanitaires, la réalisation documentaire et la recherche universitaire. Samira (Mai 2013 ; 27 min) est aussi une ethno-fiction expérimentale qui présente l’histoire de Karim sur deux écrans, cherchant à montrer comment les dichotomies engendrées par les frontières biographiques humanitaires et les taxonomies LGBT du Nord global sont incarnées et inscrites dans la subjectivité des migrant·es. Normal tout comme Samira peuvent être perçus comme repoussant les frontières traditionnelles de l’ethno-fiction en employant des acteurs réels pour représenter des personnes réelles. Un tel choix ne relève pas seulement de la nécessité éthique de protéger l’identité des sujets de recherche « réels ». Avec des acteurs, je veux interroger ce qui est « réel » dans la réalisation de film ethnographique à la lumière de la nature processuelle, contextuelle et performative de n’importe quelle subjectivité tout comme les critères d’authenticité en vigueur dans les représentations universitaires, humanitaires et documentaires de l’agentivité et de la vulnérabilité des migrant·es à l’ère néolibérale. Je veux aussi souligner et montrer les régimes de visibilité, de vécu et de subjectivation dont disposent les sujets sur lesquel·les porte ma recherche, qui doivent maintenir leur sécurité et leur anonymat parce qu’il·elles sont toujours stigmatisé·es de bien des façons, en tant que travailleur·ses du sexe, minorités sexuelles et migrant·es en situation irrégulière.
Mon travail ethno-fictionnel cherche aussi à représenter de quelle façon le savoir se produit au cours de l’entretien ethnographique et qualitatif.
Mon travail ethno-fictionnel cherche aussi à représenter de quelle façon le savoir se produit au cours de l’entretien ethnographique et qualitatif. L’expérience vécue en entreprenant une ethnographie des travailleur·ses du sexe migrant·es en termes d’humanitarisme sexuel évoque ce que Sarah Ahmed appelle une « ethnographie de l’échec », une expression décrivant l’apprentissage du fait que nous échouons à connaître ce que nous étudions. La façon qu’avait Samira de me tenir à distance et de me permettre d’approcher, à sa guise, au cours des deux années d’observation ethnographique et d’amitié m’a contraint à me concentrer sur la distanciation intersubjective et la frontiérisation discursive comme des situations au cours desquelles le savoir se produit (néanmoins). Ce n’est pas tant que Samira n’aimait pas me voir, mais elle ne me laissait jamais m’approcher autant que je l’aurais souhaité. Alors que le savoir se produit généralement pour moi au cours de rapports interpersonnels combinés et connectés, le fonctionnement de Samira était de m’exclure de sa vie de différentes manières. Je ne pouvais voir que ce qu’elle voulait que je voie et quand elle se sentait prête pour ça, ce qui rendait le processus très lent. Tout au long de notre amitié ethnographique, c’est elle qui décidait quand et ce que je devais savoir d’elle, y compris la nuit où elle m’a invité en haut de l’escalier et m’a raconté les détails de son projet de retour en Algérie en tant que fils ainé de son père, en tant que nouveau chef hétéronormatif de la famille.
Le savoir survenait en particulier quand différents scénarios de subjectivation par rapport au sexe/genre et les frontières biographiques entraient en collision et convergeaient dans les autoreprésentations de Samira. Pour obtenir des papiers en France, Samira avait dû s’autoreprésenter aux autorités françaises depuis l’espace que délimite la frontière biographique humanitaire du « transsexuel algérien », selon laquelle les réfugié·es transsexuel·les sont jugé·es méritant·es parce qu’il·elles sont « des femmes coincées dans le mauvais corps », exposé·es à la persécution et la violence de la part de leur famille et de l’ensemble de la société si ils·elles retournent en Algérie. Au cours des nos longs échanges ethnographiques à l’angle de rue où elle travaillait, Samira m’a dit à maintes reprises qu’elle se sentait homme, comme son père, et qu’elle avait quitté l’Algérie pour profiter pleinement de sa vie et de sa sexualité. Pourtant, cela ne semblait pas coller au récit humanitaire qu’elle avait confié aux autorités françaises pour obtenir l’asile.
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11 Quand elle a fini par m’inviter chez elle, un an environ après notre première rencontre, Samira a fini par devenir Karim, sous mes yeux, et m’a montré tous ses papiers et sa documentation : son passeport, sa demande d’asile, son profil Facebook, une photo de son mariage avec une lesbienne franco-algérienne, qui devait lui permettre, espérait-elle, de retourner en Algérie. Il m’a fait rencontrer l’homme qu’il n’avait jamais été, mais qu’il était sur le point de devenir. Nous avons fini par être intimes. C’est à ce moment-là que j’ai compris que Karim n’avait jamais menti à qui que ce soit, parce qu’aucune des versions de son soi n’était plus vraie qu’une autre. Elles étaient toutes vraies, pour autant qu’une version de soi puisse être vraie pour qui que ce soit. Karim avait donné à tout le monde la version d’elle-même qui correspondait à la situation ou à la relation du moment. Il m’a raconté l’histoire d’une masculinité complexe qui m’a fasciné. Il avait donné aux autorités françaises la version de la souffrance humanitaire : ce qu’il leur fallait entendre pour croire qu’il était un authentique réfugié. Je me souviens encore qu’elle m’a dit, en regardant les papiers du mariage : « c’est la souffrance qui te donne des papiers, tu sais ? Pas le bonheur. Le bonheur, c’est pour les ami·es, pour les gens qui comprennent. » J’étais si content d’avoir pu être intégré au second groupe.
« C’est la souffrance qui te donne des papiers, tu sais ? Pas le bonheur. Le bonheur, c’est pour les ami·es, pour les gens qui comprennent. »
Mon ethnofiction, Samira, montre Karim changeant d’identité, traversant des frontières, passant d’un écran à l’autre et quittant un décor pour en habiter un autre, un moyen d’exister dans de multiples dimensions. Les deux écrans manifestent la frontière biographique en représentant la dualité et la normativité qui fragmentent et agrègent la subjectivité en réponse aux répertoires humanitaires et aux histoires sexuelles hégémoniques. C’était pour représenter l’idée de soi complexe de Karim et notre processus morcelé de production du savoir que j’ai décidé de présenter son histoire en superposant les autoreprésentations qui émergent dans différentes situations, relations et cadres : observations ethnographiques dans la rue et chez Samira, visite médicale, entretien avec un agent de l’Ofpra (Office français pour la protection des réfugiés et des apatrides), courses dans le centre-ville, assis à un café proche de la rue commerçante. Chaque situation montre différents aspects de l’histoire et de la subjectivité de Samira, tout en soulignant les directions changeantes de son orientation mobile.
Chaque version est « vraie » et authentique par-rapport aux frontières biographiques et aux priorités existentielles à l’œuvre dans chaque situation et à différentes époques de sa vie. Les deux écrans permettent aux spectateurs d’observer Samira traversant différentes frontières géographiques et biographiques, au sein et entre différents écrans et cadres. Alors qu’elle quitte un décor pour en habiter un autre, faisant partie de ses multiples dimensions. Les deux écrans incarnent le concept de frontières biographiques en représentant les dualités et la normativité qui fragmentent et agrègent la subjectivité par rapport à la recherche et les initiatives sexuelles humanitaires.
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Samira traversant les frontières biographiques.
12 Samira ne m’a jamais explicitement rapporté l’histoire qu’elle a racontée à l’Ofpra, et elle ne m’a pas donné de détails sur sa traversée de frontières biographiques. Elle ne m’a en fait jamais dit que l’expérience de Karim, perçu comme garçon « efféminé », l’avait placé dans le monde des femmes. Ou que c’était pour rester avec sa copine, ou plutôt pour « devenir » sa copine, aussi nommée Samira, que Karim avait commencé à prendre des hormones. Elle ne pouvait pas le dire, alors qu’elle incarnait Samira, qu’elle vendait du sexe dans la rue. Cela aurait été comme parler d’une autre personne, une autre qui ne pouvait exister alors qu’elle était en mode Samira, même si cela était partie intégrante de la même subjectivité.
Je n’ai jamais réussi à rencontrer Samira en Karim dans la journée, même si elle m’a invité pour un café et m’a posé un lapin un certain nombre de fois, pas plus que je n’ai été autorisé à l’accompagner à sa visite médicale. Elle m’a rapporté des fragments de ces conversations et situations avec lesquels elle se sentait plus à l’aise lorsqu’elle était Samira, une version d’elle-même qui répondait avec agentivité à la stigmatisation et à la violence dont elle avait fait l’objet dans son pays d’origine, et qui s’inscrivait dans le monde de la séduction, la survie et le travail dans les rues de Marseille. Pour compenser les silences et les omissions par lesquels le savoir se produisait entre nous, j’ai agencé les différentes versions de Samira et de Karim auxquelles je n’avais pas directement accès à partir des récits et des situations décrites dans les différents entretiens ethnographiques avec des gens qui avaient connu des expériences comparables. Les autre transsexuel·les algérien·nes que j’ai interrogé·es à Marseille m’ont parlé de ces autres aspects. Leurs histoires et expériences communes de féminisation et de marginalisation dans leur pays d’origine faisaient partie d’une histoire commune collective à laquelle Karim participait aussi, ce qu’il a fini par me confirmer quand il m’a autorisé à le rencontrer « hors-scène » dans son appartement après le travail.
Alors qu’elle se trouvait dans la rue, Samira ne faisait pas mention de sa souffrance ou de sa vulnérabilité. Au contraire, elle exprimait sa perplexité quant aux décisions que j’avais prises pour ma vie, mon identification comme homosexuel et mon désintérêt pour tout retour à l’hétéronormativité. Elle ne l’a pas exactement formulé de la sorte, mais le message était clair et net. « Tu peux pas vivre comme un pédé, tu sais ? », me répète-t-il encore et toujours. « Il faut que tu te trouves une femme et des enfants ! Qui c’est qui va te torcher quand tu seras vieux, sinon ? ton copain ? tu peux toujours rêver… ».
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V. Ethnofictions
auto-ethnographiques
13 Ma conception théorique et ethnographique de l’agentivité et de la subjectivité des migrant·es est intégrée à l’assemblage des orientations mobiles : je conceptualise l’autoethnographie comme un assemblage de différentes pratiques créatives de représentation autoréflexives, y compris l’écriture et la réalisation ethnographique. Plus particulièrement, à la suite de Denshire et Lee (2013 : 11), je pense l’autoethnographie comme un agencement stratégique des modes de représentation (entretiens, observation ethnographique, réalisation documentaire) produit par une étude temporelle et spatiale de ma vie professionnelle de chercheur afin de « faire ressortir, en juxtaposant différents récits l’un par rapport à l’autre, une relation délicate, instable entre l’auteur·e et le soi à propos duquel il·elle écrit. »
Alors que je passais en revue ma propre recherche et mon travail dans le cadre de cet article, je pouvais mieux discerner une trajectoire créative cohérente inspirée par une approche hétérogène, ce que l’anthropologue américain Paul Stoller (1992 : 2013) définit comme phénoménologiquement et radicalement empirique : une pratique heuristique « sensuelle » cherchant à décrire la vie sociale « à partir de l’orientation perceptuelle de l’autre » qui « ne privilégie pas la théorie par rapport à la description », la pensée par rapport à l’émotion et la vue par rapport aux « sens inférieurs » (le toucher, l’odorat). Inspiré par le savoir sensuel de Stoller, le travail ethno-fictionnel de Jean Rouch et l’approche phénoménologique « queer » de Sara Ahmed, j’ai cherché à ne pas me limiter, dans ma réalisation ethnographique et mon travail ethno-fictionnel, aux interactions sur le plan sensuel et affectif avec la phénoménologie des orientations mobiles des gens. Suivant Devereux, j’ai utilisé le transfert et le contre-transfert pour développer une approche ethnographique intime qui m’a permis d’analyser les rapports intersubjectifs et psychodynamiques au travers desquels le savoir et le savoir de soi se produisent en parallèle (Devereux, 1967). Je me suis ainsi efforcé de brouiller, analyser et de représenter les régimes du connaissable, de l’expérience et de la subjectivation — c’est-à-dire les « fictions du réel » — par lesquels le savoir, la subjectivité et l’orientation se produisent dans l’épistémologie sexuelle humanitaire néolibérale.
Souvent, lorsque je discute mon travail ethno-fictionnel avec le public, je fais face à une critique implicite de sa prétendue prétention à « réalité » et à la représentation scientifique. Je ne pense pas que mes ethno-fictions montrent des gens et des situations réels, évidemment. Mais je pense qu’elles donnent vie à des personnages et des situations qui sont « vrais » sur le plan ethnographique, sociologique et anthropologique pour un certain nombre de raisons, interdépendantes. A un niveau plus positiviste, je pourrais défendre la « véracité » de mon travail ethno-fictionnel en soulignant la façon qu’il a de reproduire efficacement des entretiens et des dynamiques ethnographiques « réels ». En outre, je pense que mes personnages ethno-fictionnels et les situations sont et paraissent socio-anthropologiquement véritables parce qu'elles trouvent un écho psychodynamique, affectif et sensuel dans les dynamiques et les situations réelles par lesquels le savoir s’est produit entre moi et les autres sujets impliqués dans le processus de recherche.
Par des ethnofictions participatives je cherche à impliquer des migrant·es dans l’analyse et les représentations de leurs expériences de traversée des frontières biographiques humanitaires sexuelles.
La vérité sociologique et anthropologique de l’agencement ethno-fictionnel de Samira ne se trouve pas seulement dans sa reproduction fidèle des conversations et des situations ethnographiques de départ. Elle est en outre validée par le fait que la même exclusion différentielle intersubjective que j’ai connue avec Samira pendant le travail de terrain s’est reproduite entre moi et Karl Sarafidis, l’acteur qui l’incarne à l’écran. Au beau milieu des répétitions, Karl Sarafidis a quitté Marseille pour retourner à Paris travailler sur le personnage de son côté. J’ai ressenti les mêmes frustration et d’inquiétude que j’avais connue avec le sujet original, Samira. Je ressentais les mêmes choses lors de la réalisation de Samira, une expérience semblable à ce que j’avais connu avec le sujet de recherche original. C’est seulement alors, quand je pensais avoir perdu le contrôle de la situation, que j’ai effectivement compris que la préparation de Samira prenait enfin son sens affectivement, intersubjectivement et psychodynamiquement. Que même si la Samira ethno-fictionnelle ne pouvait jamais être réelle, elle allait devenir anthropologiquement, sociologiquement et phénoménologiquement « vraie ».
Bibliographie...
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14
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notes...
Notes
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1. Traduisant selfrepresentation, représentation de soi, mais écrit ici volontairement par l’auteur sans tiret.
2. La généalogie de ma décision agençante de quitter l’Italie est exposée plus en détail dans Mai 2007.
3. Je suis né dans une famille de gauche de Modène, qui se trouve dans la région « rouge » de l’Italie, l’Émilie-Romagne, marquée par une très forte et très longue domination culturelle, politique et sociale de gauche.
4. En 2015 le projet a donné lieu à une deuxième ethnofiction, Travel, sur l’histoire de la traversée de frontières biographiques par une migrante nigériane travaillant dans l’industrie du sexe parisienne.
5. Une bande-annonce et plus d’informations sur Normal sont disponibles ici : https://vimeo.com/50289487
http://www.antiatlas-journal.net/pdf/01-Mai-agencer-samira-comprendre-lhumanitarisme-sexuel-a-travers-la-realisation-dun-film.pdf