antiAtlas Journal #2 - 2017
Frontières de verre
Johan Schimanski
Johan Schimanski est professeur de littérature comparée, directeur de recherche au département de littérature, études régionales et langues européennes de l’Université d’Oslo, spécialiste de littérature travaillant sur les questions de frontières. Il a contribué aux projets de recherche EUBORDERSCAPES et Border Aesthetics [Esthétique frontalière]. Il est aussi chercheur à temps partiel de l’université de Finlande orientale sur les questions de rencontres culturelles, membre du projet de recherche « Frontiérisation, mobilités et rencontres culturelles ». Avec d’autres membres du projet Border Aesthetics, coordonné l’UiT, l’Université arctique de Norvège, il vient de publier l’ouvrage collaboratif Border Aesthetics: Concepts and Intersections, Berghahn, 2017.
Mots-clefs : Littérature, narrations, esthétique, trauma, déportation, frontières, recherche, migrations, migrants sans papiers, borderscape, in/visibilité, internement.
Traduit de l'anglais par Julien Guazzini.
Photo prise par l’auteur à travers le hublot d’un avion décollant de l’aéroport d’Oslo (Gardermoen) en mars 2017. Le centre de rétention et de déportation de Trandum apparaît dans le coin gauche du hublot.
Pour citer cet article : Schimanski, Johan, "Frontières de verre", publié le 10 décembre 2017 in antiAtlas Journal #2 | 2017, en ligne, URL: https://www.antiatlas-journal.net/02-frontieres-de-verre, dernière consultation le date
I. Borderscapes et borderscaping
a. Divisions du sensible
1Une des forces du concept de borderscape, tel qu’il a été élaboré dans les travaux récents sur la frontière et la frontiérisation (Brambilla 2015b, Brambilla et al. 2015, dell’Agnese et Amilhat Szary 2015, Rajaram et Grundy-Warr 2007, Schimanski 2015) est d’introduire des problématiques esthétiques de premier ordre dans les débats sur les frontières : voir et façonner. L’élément scape qui compose le terme provient du mot anglais landscape, paysage, « ce qui est vu » ; il partage simultanément l’étymologie de deux autres mots, l’un anglais, shape, « façonner » (Brambilla 2015a) et l’autre allemand, schaffen, « créer ».
Après cette introduction conceptuelle, je m’attacherai à l’analyse de récits migratoires récemment publiés en norvégien. En montrant comment la frontière y est figurée comme un paysage de fenêtres, de miroirs et d’objectifs, je rapporterai ces pratiques esthétiques à des questions plus politiques et sociales. Je reviens ainsi à la définition du politique que donne Jacques Rancière, comme « partage du sensible » (2000), soit la distribution de ce qui peut être senti et dont on peut faire sens. Le premier sens du mot partage en français, la « distribution » renvoie à une ressource limitée assujettie à un pouvoir et des intérêts politiques. Il est toutefois important de noter que le mot signifie à la fois « division », qui évoque le caractère sécant des frontières, et « répartition », suggérant la possibilité d’un contact, aussi contenu dans le concept de frontière (bien qu’il ne soit souvent pas aussi répandu) (voir Rancière 2010, 36). J’avancerais que le partage est aussi une sorte de façonnement. L’utilisation que fait Rancière du mot sensible (« délicat », mais aussi « perceptible/ressenti ») renvoie à l’esthétique, qui peut, dans une de ses acceptions, être définie comme le domaine du « sense-able » [à lire sens-ible, ou doté de la capacité de sens/de sentir] (Welsch 1997), et donc, entre autres choses, du voir.
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b. In/visibile, in/audible
2Chaque borderscape constitue un partage du sensible particulier, au sein duquel les cultures et les technologies de la perception contribuent au processus de « frontiérisation » (Pötzsch 2015). Le borderscape fait intervenir des frontières médiales, soit les limites de média particuliers, au moyen desquels ce qui est senti est sélectionné et partagé (Schimanski 2006). Quand on réfléchit en termes de paysages, le médium qui souvent vient à l’esprit est visuel, et en politique on évoque souvent la visibilité du pouvoir, de minorités visibles, etc. (cf. Amilhat Szary 2012). Pourtant, le fait qu’on envisage souvent le politique comme un espace au sein duquel on doit disposer d’une voix pour être entendu ou pour pouvoir faire le récit de son histoire indique que la « politique de l’esthétique » (Rancière 2000) doit probablement impliquer au moins deux sens, sinon plus. Le borderscape est à la fois visuel et sonore.
Chaque borderscape constitue un partage du sensible particulier, au sein duquel les cultures et les technologies de la perception contribuent au processus de « frontiérisation »
Si l’on déplace ce raisonnement de l’esthétique comme champ des sens à l’esthétique comme le champ des arts et de la littérature (Welsch 1997), on peut alors rapporter l’art à la vision et la littérature à l’audition, même si cela constitue une simplification des hybridités médiales de l’art comme de la littérature. Sitôt qu'on parle de migrations et de frontières, on rencontre communément une telle réduction, qui pose l’art comme moyen de rendre visible et la littérature comme moyen de faire entendre ; même si, comme l’avance Rancière (2010, 156-157), une partie du pouvoir politique de la littérature, quand elle perturbe les discours dominants, tient à ce que ses lettres « muettes » peuvent être écrites et lues par n’importe qui, perturbant les régimes établis de l’audible et de l’adresse vocale directe. Il faut aussi avoir à l’esprit ce qui se trouve au revers des deux sens qui nous intéressent ici. Si pour les migrations contemporaines, ces mediums (l’art, la littérature) sont généralement associés à des expressions venues d’en-bas et à la solidarité envers les migrants, il ne faut pas oublier les médiums du pouvoir et de la sécurisation des frontières, eux aussi liés à la surveillance (rendre visibles les migrants) et aux interrogatoires (forcer les migrants à raconter leurs histoires, cf. Mekdjian 2016). En outre, les positions anti-migratoires peuvent être associées au spectacle visuel des murs frontaliers et à la rhétorique auditive des slogans.
Le borderscape, en tant que réseau relationnel d’actants (humains comme non-humains) partie prenante du processus de frontiérisation, peut se définir comme un régime politique/esthétique pour lequel les choses sont à la fois vues et façonnées. Le borderscape régit la division entre le visible et l’invisible, entre l’audible et l’inaudible (Brambilla et Pötzsch 2017). Pris sous l’angle d’un processus dynamique de « borderscaping », le borderscape peut rendre l’invisible visible, faisant par exemple apparaître les injustices et donnant une voix au vécu. Mais les difficultés d’accès aux discours hégémoniques impliquent que le borderscape peut aussi réduire au silence des voix et maintenir le visible dans l’invisibilité. Malgré de telles ambivalences, le concept de borderscape/borderscaping est aussi pertinent pour les processus de démocratisation, parce que la compréhension et la transformation du borderscape sont les seules façons de modifier les politiques des frontières et corriger la vision des frontières, en Europe comme ailleurs. Chiara Brambilla et Holger Pötzsch soulignent comment les spécificités du borderscape audiovisuel autorisent différentes stratégies et tactiques : « On peut penser la visibilité comme une pratique sociale encadrée qui repose sur des déterminations discursives contingentes et dont les effets peuvent être soit oppressifs soit progressifs » (2017, 70). De plus, en référence aux conditions qu’Hannah Arendt identifie comme des prérequis pour la participation politique et la citoyenneté, certaines visibilités peuvent s’avérer problématiques, en ce qu’elles associent paradoxalement la visibilité comme corps naturalisés (par exemple ethnicisé ou racialisé) avec l’invisibilité comme sujets publics (Borren 2008, 214, Brambilla et Pötzsch 2017, 72-73, 85). Le module de travail sur les « Border Crossings in Culture Production » [Passages de frontières dans la production culturelle], au sein du projet EUBORDERSCAPES (www.euborderscapes.eu) visait précisément à nous permettre d’imaginer de nouvelles modalités de visibilisation réfractaires à toute surveillance.
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c. Réflexivité
3Les études de cas ménées dans le module de travail d’EUBORDERSCAPES nous ont aussi permis de comprendre la réflexivité du borderscape. En tant qu’espace du sensible, le borderscape fait entrer en jeu la vue et l’ouïe, ainsi que des acteurs et des éléments constitutifs plus concrets. Le lien étymologique avec le terme landscape, paysage, met en exergue l’autoréférentialité complexe du borderscape. Un « paysage » peut être principalement de trois natures : une topographie, la vue d’une topographie, ou l’image encadrée d’une topographie (c’est en fait le troisième sens qui était premier en anglais, puisque le mot landscape vient du néerlandais, du fait de la pratique picturale du paysage, voir Larsen 2014). Pour le borderscape, cela signifie qu’il consiste en une réalité sociale qui comprend des représentations du monde social, à la fois réalistes et imaginaires. Le borderscape, comme le paysage, est un mélange entre la représentation et ce qui est représenté. Il implique tout un ensemble d’activités politiques, depuis celle de la représentation démocratique (dans la démocratie représentative, donner son vote ou ce qu’on appelle en norvégien stemme, une « voix », quand on élit les comme représentants d’un électorat pour siéger au parlement, qui est littéralement un endroit où les choses peuvent être articulées et rendues audibles, du français parler*) à celles des possibilités inventées. Pour la frontière à proprement parler, le borderscape implique à la fois la frontière elle-même et les représentations (visuelles et narratives) de celle-ci. De fait, une frontière devient frontière par un processus de représentation ou étant rendue « sensible » (Larsen 2007).
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II. Récits de migrants publiés au sein du borderscape
a. Devenir auteur·es, pénétrer la sphère publique
4Le borderscaping met aussi en jeu la traversée de la frontière pour pénétrer l’espace démocratique et le politique, la sphère publique. J’ai avancé ailleurs (2016) que les récits migratoires publiés en norvégien les plus récents, tels que ceux que présente ici, décrivent des traversées de frontières effectuées par des migrant.es se rendant en Norvège, même si ces voyages peuvent être tortueux et longs, comprenant nous seulement le passage des frontières topographiques, mais aussi celui de frontières culturelles et symboliques. Une partie de ces récits, qu’on retrouve souvent décrite dans les récits eux-mêmes, est consacrée à la traversée en direction de la sphère publique au moyen de l’écriture. Le récit — et l’acte de traversée de frontière qu’il constitue — se conclut généralement en décrivant comment leur auteur.e est devenu.e auteur.e. La publication du récit devient la dernière étape de leur voyage, symbolique de leur intégration (très importante, voire parfois complète) à la culture norvégienne. Dans Ulovlig norsk (2010, « Illégalement norvégienne »), livre pouvant être qualifié d’autobiographie ou de témoignage, l’auteure écrivant sous le pseudonyme de Maria Amelie décrit son éducation comme migrante en Norvège, appartenant à la génération 1,5, tout en ayant le statut de soi-disant « migrante illégale » (l’oxymore qui contient le titre, parce que paradoxal, relativise ce concept par ailleurs remis en cause). Vers la fin du livre, l’auteure nous dit comment elle a commencé un blog (165) et comment elle est incitée (par l’anthropologue social Thomas Hylland Eriksen) à écrire un livre sur son vécu (Amelie 2014, 174) — le livre que le lecteur est en train de lire. L’ouvrage se termine par conséquent sur son ultime traversée vers la sphère publique, alors que le livre qu’elle écrit est en cours de publication, et qu’elle va devenir une personne publique en-dehors du domaine virtuel de son blog sur Internet.
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Le portrait coupé de Marie Amélie sur la couverture de son ouvrage Ulovlig norsk (2010) symbolise une transition de l’invisibilité à la visibilité. L’image d’Amélie fait écho à son homonyme dans le film Le fabuleux destin d’Amélie Poulain (dir. Jeunet 2001) joué par Audrey Tautou (Myhr 2015, 321). Reproduit avec la permission de l’éditeur.
5Les récits publics de ce genre jouent aussi un rôle important en rendant publique l’expérience privée d’une façon contrôlée par leur auteur·es. On peut mieux comprendre l’utilité de tels récits autobiographiques ou fictionnels (mêlant parfois les deux aspects) en les posant en relation avec les différents niveaux de discours (Jäger 2001) qui dominent nos sociétés, et à la façon dont ceux-ci se rapportent aux différentes temporalités dans un monde politique.
Les récits publics de ce genre jouent aussi un rôle important en rendant publique l’expérience privée d’une façon contrôlée par leur auteur·es.
La médiatisation d’un événement historique tel que des formes de migration spécifique va se dérouler sur un certain nombre de niveaux, organisés approximativement chronologiquement en rapport avec l’événement lui-même. De la sorte, la réception dans les mass médias d’un événement (qui est souvent ce qui constitue un événement dans l’événement, voir Bösch 2010) survient au cours d’une échelle de temps relativement brève, suivi (de près) par sa réception au cours de débats et dans des documentaires, puis plus lentement dans l’art et les études universitaires, et plus tard généralement dans les récits littéraires et finalement les livres d’histoire. Cette succession désavantage la représentation littéraire de la migration dans un monde en rapide transformation, qui apparait souvent démodé. En même temps, pourtant, cela fait des récits littéraires un espace de représentation privilégié, dans lequel la spectacularisation des représentations plus immédiates et plus évanescentes peut être relativisée et perçue dans une perspective de plus longue durée*. L’analyse littéraire devient le moyen de déplacer l’étude de la migration médiatisée au-delà des études de couverture (cf. Horsti 2013, 90).
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b. Deux récits de migration récemment publiés en norvégien
6Certains aspects des témoignages qui constituent une partie du corpus norvégien de littérature publiée sur la migration peuvent renvoyer aux temporalités du débat et du documentaire, plus rapides, parce qu’ils sont souvent destinés à documenter le vécu et à débattre sur des points de controverse. Deux des auteur.es que j’examine ici, Amal Aden et Maria Amelie, citée plus haut, firent au départ le récit de leur passage de frontières en tant que documentaristes, écrivant sous pseudonyme ; Aden conservant l’anonymat afin de pouvoir publier son histoire sans s’exposer à la violence dont elle était menacée par certains membres des communautés somaliennes à Oslo et Amelie s’affublant d’un pseudonyme qui devint partie prenante de sa couverture alors qu’elle menait une existence de migrante sans papiers. En 2014 et 2015, elles publièrent toutes deux de nouveaux livres qui, même s’ils paraissaient avec un certain retard sur les événements qu’ils décrivaient, mentionnaient tous deux brièvement la migration maritime très récente à travers la Méditerranée (Aden et Syversten 2015, 82, Amelie 2014, 113).
Ces deux ouvrages comportent de nombreuses différences. Celui d’Aden, Jacayl er kjærlighet på Somali (2015, « Amour se dit Jacayl en somalien ») co-rédigé avec le scénariste Håvard Syvertsen est une « histoire » fictionnelle (fortelling) et introduit certains des sujets des structures familiales répressives en Somalie et dans la diaspora somalienne qui ont aussi été les thèmes des ouvrages plus documentaires d’Aden (2009, 2010, 2011). C’est une histoire du type « Romeo et Juliette » située dans une culture de l’honneur, dont les conséquences sont amplifiées par le capitalisme et le conflit entre les classes économiques. Le titre de l’ouvrage de Maria Amelie Takk (2014, « Merci ») indique le statut d’acte performatif du livre ; venant à la suite du précédent, Ulovlig norsk, il décrit de façon documentaire (même si c’est très subjectivement) le processus d’expulsion qui précéda le retour d’Amelie en Norvège, après une modification mineure des directives gouvernementales de la loi sur l’immigration qu’on a appelée la « Lex Amelie » (Justis- og politidepartementet 2011). Le livre constitue à la fois une « suite », et un « remerciement » à tous ceux qui ont exprimé leur solidarité avec Amelie durant tout ce processus extrêmement médiatisé. Un ensemble de facteurs ont contribué à la création d’un spectacle médiatique autour du cas d’Amelie, « une des questions ayant connu la plus grande couverture médiatique en Norvège à l’époque moderne », selon les spécialistes des médias Audun Beyer et Tine Ustad Figenschou (2014, [5]). Parmi ces facteurs, on dénombre sa réputation de bloggeuse et d’auteure de Ulovlig norsk, le traitement médiatique autour de la lutte d’une personne vulnérable face au système, des représentations d’elle comme d’un idéal ayant réussi, une migrante dé-ethnicisée et assimilée, et l’appui d’une variété d’individus, de groupes et d’utilisateurs des médias sociaux ayant voix au chapitre (Beyer et Figenschou 2014, Berntzen, Marius Rohde-Johannessen et Godbolt 2014, 16, Ugelvik 2013 ; pour des cas comparables de de-éthnicisation et de dé-marquage, voir Horsti 2013). La création d’une icône nationale à partir d’une migrante illégalisée, dont le cas d’Amelie et son contexte ne sont pas les seules occurrences (voir Rosello 1998, 142) se démarquait des nombreuses autres expulsions en cours à la même période et ignorées par les médias. Il y eut aussi un contrecoup médiatique quand on remit en cause son statut illégal, et quant à savoir s’il était souhaitable de faire une exception à partir de son cas (Ugelvik 2013, 77-78).
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c. Raconter les histoires des autres
7Il est frappant que le livre d’Aden comme celui d’Amelie s’affranchissent du cadre rigide de l’autobiographie en tentant de rendre visibles d’autres migrant.es, ayant connu moins de succès, et de faire entendre leurs histoires. Dans l’ouvrage d’Aden, Jacayl, un des personnages principaux embarque sur un bateau de migrants et plus tard meurt dans un accident de travail en Italie, mais cette histoire est racontée d’une façon si détachée, avec un mode de narration distant, qui résume et met l’histoire en perspective, que la migration par bateau est, dans ce livre, dénuée de sa dimension spectaculaire. Le récit fictionnel, qui traite principalement d’événements se déroulant en Somalie, est raconté du point de vue de la diaspora américaine par le narrateur homodiégétique, qui est un parent de la petite amie de l’homme qui est décédé. Une grande partie du livre d’Amelie, Takk, se déroule dans un centre de rétention assez bien connu à Trandum, près du principal aéroport d’Oslo à Gardermoen, et les histoires des autres détenu.es, rapportées par le narrateur autobiographique forment un contrepoint au propre traumatisme d’Amelie et à ce que lui coûte la spectacularisation de son cas, celle-ci étant particulièrement extrême au regard de l’invisibilité des autres interné.es. Dans les deux livres, la question du point de vue narratif et de la focalisation sont essentiels à leur partage du sensible*, à ce qui peut être senti, et constitue leurs frontiérisations médiales, liées aux traversées de frontières topographiques dans chaque histoire.
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III. Figurer la-l’in/visibilité
a. Figurations de la frontière
8Mon analyse va à présent se concentrer principalement sur le livre d’Amelie, Takk, qui, tout en suivant un régime esthétique plus simple que celui d’Aden, Jacayl, avec une narration à la première personne réaliste (et de fait documentaire) comporte à la fois les histoires d’autres réfugié.es, comme nous l’avons déjà mentionné, mais aussi un certain nombre d’images fortes qui servent de figures et de configurations pour les concepts changeants de frontière. Le langage figuratif fait intervenir une répétition symboliste des motifs, formant des isotopies qui sillonnent le texte, rapprochent et juxtaposent différents champs. L’utilisation directe de la métaphore ou de la comparaison devient aussi une façon de relier différents champs par un processus de transfert sémantique. Le langage figuratif est souvent perçu comme secondaire, ornemental et manquant d’effet, en particulier au sein des discours hégémoniques qui visent à policer la frontière entre l’esthétique et le politique. Cependant, avec le paradigme du partage du sensible, l’esthétique est vue comme centrale dans le politique, et je vais ici rechercher les implications politiques du langage figuratif, produit par des processus connotatifs.
Takk fait intervenir de nombreuses figures de la frontière, mais celle qui est souvent reprise dans le livre est celle des frontières de verre.
L’élément de répétition dans un tel langage figuratif lui permet de représenter les processus étendus et disséminés de traversées de frontières qu’implique la migration (représentation souvent masquée par le spectacle très médiatisé de ce qu’on nomme les crises des migrants, voir De Genova 2012). Takk fait intervenir de nombreuses figures de la frontière, mais celle qui est souvent reprise dans le livre est celle des frontières de verre, une image qui, selon moi, est fortement liée à l’esthétique et à la représentation, et devient donc symbolique des expériences de traversée de frontière de l’auteure au cours de son voyage quand elle quitte la Norvège (et quand elle revient), ainsi que pour son voyage depuis le privé et le secret vers le public et le publié.
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Le portrait complet de Marie Amélie sur la couverture de son ouvrage, Takk (2014), symbolise sa visibilité. Reproduit avec la permission de l’éditeur.
b. La frontière de cristal
9Avant de m’intéresser à Takk, je voudrais me pencher sur l’image des frontières de verre dans deux autres récits migratoires, dont celui d’Aden déjà mentionné. Au début du livre d’Aden Min drøm om frihet: En selvbiografisk fortelling (2009, « Mon Rêve de liberté : une histoire autobiographique »), le personnage principal et narratrice regarde à travers une paroi de verre dans un bureau gouvernemental à Oslo. Elle vient d’arriver en Norvège et elle a été emmenée par deux autres Somaliens pour s’enregistrer auprès des services d’aide à l’enfance, dont le concept lui est incompréhensible : « On entre par une porte et je vois une dame assise derrière un mur en verre, exactement comme ceux qui sont assis à l’aéroport. » C’est la première fois qu’elle rencontre et parle avec des Norvégiens blancs — ou qu’ils s’adressent à elle : « On entre dans une petite pièce avec les femmes blanches. On s’assoit autour d’une table et elles se mettent toutes à parler en norvégien. Je ne comprends rien. Le seul mot que je reconnais, c’est mon propre nom. »
Ce que nous retrouvons ici, c’est l’image de la paroi ou de la séparation de verre, qui exprime une forme de frontière. Dans le discours féministe, un plafond de verre métaphorique laisse les femmes poursuivant une carrière professionnelle entrevoir des positions plus élevées dans la hiérarchie, mais leur en interdit l’accès. Dans le discours sur le manque d’accès au marché du travail pour les minorités ethniques en France, on parle de la même façon d’un plafond de verre. Dans le récit « La frontera de cristal » (« La Frontière de cristal ») de Carlos Fuentes, qui fait partie du roman éponyme (1996, 187-213, XXX), un ouvrier blanc mexicain et une employée de New York se rencontrent et tentent de communiquer ensemble, mais toute véritable interaction est bloquée par un mur de verre physique, mais aussi hautement symbolique : elle se trouve à l’intérieur du bâtiment, alors que lui lave les fenêtres, chacun incapable d’entendre l’autre. Chez Aden, dans le discours féministe et chez Fuentes, la séparation de verre forme une frontière dotée d’une dimension épistémologique particulière — la frontière est transparente et presque invisible — qui représente simultanément une relation de pouvoir et une forme d’exclusion. Pour Aden et Fuentes au moins, le mur de verre indique aussi un manque de communication et une frontière audiovisuelle : les gens communiquent à travers la séparation, mais ne se comprennent pas. Le livre d’Aden contient une mise en accusation des services de protection de l’enfance norvégiens, mal préparés à recevoir ou écouter de jeunes réfugié.es en provenance d’autres cultures et d’autres sphères linguistiques.
Dans Min drøm om frihet comme dans « La frontera de cristal », le mur de verre existe réellement à la fois dans un monde fictionnel et non-fictionnel, et n’est pas une métaphore. Dans les deux cas, pourtant, comme nous l’avons vu, le mur de verre prend une dimension symbolique, manifestant une forme d’accès sans véritable participation. Le mur de verre est le verso d’une disposition de la frontière élaborée par Jacques Derrida, « l’appartenance sans participation » (1992) ; remarquons l’élément étymologique, part-, commun au partage* de Rancière, cité plus haut. La dimension symbolique est encore davantage renforcée par le lien métonymique à la frontière nationale. L’image du mur de verre chez Aden et Fuentes est une version de la frontière nationale, topographiquement déplacée d’une façon propre aux frontières et aux figurations de frontière et qui montre comment les frontières nationales forment et sont formées de vastes borderscapes. Dans le texte d’Aden, l’image du mur de verre aurait moins de poids dans cette lecture sans la dernière partie de la citation précédente : « exactement comme ceux qui sont assis à l’aéroport. » Ceci fait référence à une description, juste quelques pages auparavant, de l’entrée d’Amal en Norvège par un aéroport : « Nous faisons la queue, et Hassan parle cette langue étrange [merkelige] avec une dame assise derrière un guichet. » La frontière norvégienne, elle-même déplacée topographiquement depuis la bordure du pays vers un aéroport international près de la capitale, se répète à un niveau symbolique comme différence culturelle qu’Amal rencontrera sans cesse au cours de sa vie en Norvège. Cette frontière symbolique prend une matérialité topographique au moyen d’un détail architectural, lui-même une frontière topographique à une micro-échelle, qui peut alors fonctionner comme figuration de frontière.
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IV. Traumatisme de l’expulsion
Photo des installations de Trandum pris par l’auteur d’un avion décollant de l’aéroport d’Oslo en mai 2017.
10Un poste de contrôle des frontières dans un aéroport peut être vu comme l’inversion de l’espace moins connu d’un centre de rétention tel que Trandum. Dans le livre d’Amelie, le sentiment d’aliénation qu’induit la métaphore d’un « mur de verre » est introduit au milieu du récit, pendant les limbes de l’attente qui suivent l’arrestation d’Amelie et sa rétention (détention sans procès), et suivies de son expulsion, puis de son retour en Norvège. Les thèmes abordés par le biais de cette figure du verre au cours de cette période de limbes dans le centre de rétention, avec une brève incursion au tribunal et chez elle, sont ceux de l’identité, l’intimité, le spectacle médiatique, le contrôle étatique, le traumatisme et la représentation. Le verre, sous forme de cloisons, fenêtres, miroirs et objectifs photographiques s’inscrit dans le complexe des frontières à l’intérieur du territoire national qui définit la vie du·de la migrant·e illégalisé·e.
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a. Surveillance
11Le contrôle étatique sous forme de surveillance est figuré par le verre avant qu’Amelie n’arrive au centre de rétention de Trandum, où elle apprend que son domicile a été identifié par la police au moyen d’une photo de fleurs sur un rebord de fenêtre qu’elle a postée sur son blog, soit à la fin de l’histoire qu’elle raconte dans son premier livre. Sur la photo, les bâtiments qui se trouvent de l’autre côté de la rue, tels qu’on les voit par la fenêtre du point de vue d’Amelie dans son appartement, ont permis à la police de la trouver et donc de la mettre sous surveillance, depuis l’extérieur de l’appartement (16). En particulier, la description initiale de son arrestation démarre sur une phrase dans laquelle elle décrit son point de vue et celui d’un groupe de gens qui discutent de migrants sans papiers dans un café de Lillehammer : « nous regardions dans la direction que nous voulions voir ». Le groupe ne voit pas arriver les policiers qui viennent l’arrêter : « Je ne vis pas les cinq hommes sortir du véhicule et marcher vers nous. » Dans les deux cas, l’action de « rendre visible » devient l’exact opposé de l’autonomisation, lorsqu’Amelie voit la police sans qu’elle ne la voie, et est plus vécu comme une intrusion dans l’intimité, une rupture symbolique du principe légal de l’habeas corpus (dans lequel les frontières corporelles sont essentielles, voir Görner 2007, 62-63), souvent sous la forme d’un regard masculin menaçant. Tout au long de sa détention, Amelie relèvera cette sorte de tentative d’intimité ou de normalité chez les policiers et les gardiens de Trandum. Les acteurs individuels officiels expriment sans cesse une identification avec Amelie, plaisantant ou faisant des références ironiques aux conditions et au système de détention (23, 27), dans le but d’alléger ce qui les sépare. Ils agissent comme s’ils se trouvaient dans une situation où ils se rencontrent à égalité, opposant devoir public et idéaux personnels. L’une de gardes fait part à Amelie du contenu de ses rêves dans lequel elle déverrouille et verrouille les portes du centre (27), et lui explique, tout en l’observant mettre du maquillage, qu’elle fait ça à cause des règles, mais aussi parce que c’est « chouette d’avoir quelques tuyaux ». Les policiers cherchent à susciter de la sympathie, mais ne peuvent pas compatir ; ils essayent de recréer des postures subjectives humaines du quotidien, dans un contexte où de telles postures subjectives sont sous la menace de leurs propres actions.
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b. Surveillance inversée
12Pendant son arrestation, au début du livre, un des policiers semble essayer d’établir le contact en mentionnant le livre d’Amelie, l’acte par lequel elle s’est rendue visible dans la sphère publique : « “Bien entendu, nous avons lu votre livre”, déclara le grand policier qui était à ma droite. » Amelie réagit à cette déclaration, qui s’accompagne d’un sourire, d’une certaine curiosité et d’un hochement de tête de la part d’un autre policier de façon analytique et ambivalente : elle « ne savait pas s’il fallait se sentir flattée ou préoccupée. » Son inquiétude que la police ait pu avoir ses raisons pour lire son livre est implicite, alors que la possibilité d’une flatterie indique le spectacle public qu’elle a mis en route en publiant son histoire. En recherchant l’intimité, la police et les autres représentants de l’État traversent leurs propres frontières privé/public, mais de façon camouflée. Amelie résiste à cette surveillance en renversant le regard, en surveillant ses surveillants. Une policière qui « se présente de façon débonnaire, comme si nous étions à une conférence », est décrite comme ayant « un joli sourire, et un uniforme, comme tous les autres ». Ce qu’Amelie tente de faire en réaction est une version informelle, limitée et fragmentée de l’étude ethnographique en coulisses des gardiens de Trandum et de leur besoin de légitimer leurs actes qui a été par la suite conduite par le criminologue Thomas Ugelvik (2016). Ces regards renversés, même fragmentaires, peuvent potentiellement rendre visible le fonctionnement de la justice, qui a été l’objet d’une « sidérante invisibilité » (De Genova 2002, 432) dans la recherche en sciences sociales. Le carnet qu’Amelie parvient à conserver tout au long de son séjour à Trandum, qui fournit la base du livre publié, est l’instrument par lequel elle effectue sa surveillance inversée.
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c. Surveillance traumatique
"Inscription d’un demandeur d’asile à une station de police [Politivakta]", photo 11 Mars 2016. Reproduite avec la permission du Service d’immigration de la police nationale (Politiets utlendingsenhet 2013).
13La séquence qui traite du séjour d’Amelie à Trandum s’ouvre sur le même genre d’association totalement vitrée, entre l’accès au savoir et la frustration causée par l’absence d’accès topographique, que nous avons vue dans l’ouvrage d’Aden Min drøm om frihet. A travers une fenêtre dans la pièce « inhabituelle » ou « inamicale » (uhyggelig) qui constitue la dernière étape de la traversée vers l’intérieur du centre, Amelie voit deux policiers dans un bureau : « un verre épais bloquait le passage entre eux et le reste de l’entrée. » Cet espace est suivi de l’humiliation d’une fouille corporelle totale à nu, sans contact physique, mais faisant intervenir un grand miroir carré placé sur le sol (20-21). Le verre du miroir divise son identité, possédant un effet qu’on peut illustrer avec le concept psychanalytique lacanien d’ « étape du miroir » (1977), par lequel l’enfant devient sujet par la reconnaissance de son identité propre, mais aussi en subissant la violence de la perte de son identité commune avec la mère. La salle de fouille est située sur le point de traversée entre l’espace public et l’intérieur du centre de rétention, et Amelie doit subir ce rituel dégradant non seulement la première fois qu’elle arrive dans les lieux, mais aussi à chaque fois qu’elle revient en voiture de police du tribunal d’Oslo. Son récit révèle la dimension affective de la fouille et la division de son identité, au moyen d’une incantation performative qui se répète : « Je ne suis pas mon corps. Je ne suis pas mon corps. » La visibilité « naturelle » de son corps gêne sa capacité à se voir elle-même comme un sujet (potentiellement public) ; son moi est remplacé de façon traumatisante par une image. L’humiliation est aussi soulignée quand, par un acte de « défamiliarisation » ironique, elle emploie un mot vulgaire pour décrire une partie de sa propre anatomie, un des objets possibles du regard extérieur de la fouille corporelle (23). Le trauma de la fouille fait qu’ensuite elle n’est plus capable de se regarder dans le miroir de la salle de bains (22).
De tels effets traumatiques se répètent. A un moment donné, elle s’imagine comme « une poupée bourrée de coton », une frontière corporelle sans intérieur, littéralement sans organes : « j’avais l’impression que quelqu’un avait extirpé mes entrailles, mes muscles et les veines de mon corps. » Elle est « coupée » (avskåret) de tous et de toute chose qui pourrait lui donner un sentiment d’identité (47). Elle ressent une abjection comparable à ce que connaissent communément les migrant.es illégalisé.es de la génération 1,5 quand il.elles grandissent et découvrent qu’il.elles ne sont pas assimilé.es dans les sociétés comme il.elles pensaient l’être (Gonzalez et Chavez 2012).
Au fur et à mesure de son séjour dans le centre de rétention, le vécu d’Amelie est de plus en plus exprimé au moyen de nombreuses figures où les frontières de son corps sont coupées, accompagnées d’affects corporels et de symptômes tels que de la rage, des sueurs froides, des pleurs, des vertiges, des évanouissements, se mordre la lèvre, l’engourdissement, des tremblements, des sensations de froid intense, des nausées, des crampes, des balancements d’avant en arrière, etc., accompagnés de fantasmes de non-existence, de mort, d’automutilation et de tentative de suicide. Les frontières extérieures du pays sont devenues mobiles, se refermant sur son corps et sa psyché. Les frontières apparaissent juste à côté d’elle au cours de l’arrestation sur laquelle s’ouvre le livre : « Quatre hommes se mirent en demi-cercle autour de moi et de mes amis […] ils étaient si bien coordonnés que ça ressemblait à une danse. » Le véhicule de police utilisé pendant l’arrestation devient une frontière qui enferme son corps, ce qui induit une douleur physique à cause de son besoin de se soulager (14-17). Au cours des trajets ultérieurs, depuis et vers le tribunal, elle regarde fixement par les frontières vitrées des fenêtres de la voiture de police (33). Le complexe Trandum/aéroport constitue aussi une frontière nationale dans le territoire norvégien, un repli depuis les bordures du territoire, une frontière repliée destinée à retenir les corps. Enfin, la captivité et la menace de l’expulsion alimentent les fantasmes d’Amelie à s’automutiler en se coupant, de sorte à être envoyée à l’hôpital (63). Le verre devient à nouveau central dans le récit quand elle imagine casser un miroir de la salle de bains ou une fenêtre et utiliser un éclat pour percer les frontières de son propre corps (64).
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d. Médiatisation traumatique
14Ces frontières de verre ne sont toutefois pas uniquement liées à la captivité physique. Il apparaît de plus en plus nettement que les symptômes de névrose induite que présente Amelie ne sont pas seulement imputables aux aspects menaçants de la surveillance, mais aussi à la médiatisation dont elle fait l’objet tout au long du procès, avec des journalistes (souvent bienveillants) qui se massent au seuil de la salle d’audience et du centre de rétention. Voyant sur la vitre d’un écran de télévision une séquence filmée de son arrestation, elle « ne put s’empêcher de rire », alors qu’elle « ressemblait à l’un de ces imbéciles qu’on voit dans les films américains : “Help, call my lawyer!” » Devant les tribunaux qu’elle visite pendant qu’elle se trouve à Trandum, les médias montent leur « cirque » (sirkus) et elle ironise à nouveau en le décrivant comme faisant partie d’un film américain (26). La frontière vitrée du « gouffre noir et inerte des objectifs photo » la sépare des médias. Les frontières topographiques mobiles se doublent de frontières mobiles du savoir. Pour les médias, Amelie représente l’occasion de parvenir à visualiser le.la migrant.e illégalisé.e (voir Rosello 1998, 139). Mais pour elle, à un niveau personnel, le regard extérieur crée une division traumatisante entre elle-même et une image d’elle-même. Cela évoque un sentiment de vide, renforçant les limbes de l’entre-deux de la frontière où elle se trouve. Elle écrit : « c’était comme si mon existence, celle de Maria Amelie, avait pris fin et avait été remplacée par “l’affaire Maria Amelie”. » À la fois dans le camp et dans le spectacle médiatique, elle est soumise à la position subjective de la « vie nue » (Agamben 1997) : « Quelqu’un avait dérobé tous mes sentiments et, à la place, laissé libre cours à un instinct animal de survie. »
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V. Rendre d’autres migrant·es visibles
a. Publicité paradoxale
15Amelie manifeste sa résistance à la surveillance et à la médiatisation au travers des objectifs photographiques en cherchant à prendre les choses à contre-courant. Dans une autre scène sur la frontière qui sépare l’extérieur de l’intérieur de Trandum, elle dissimule ses véritables émotions en exhibant un petit sourire alors qu’elle est photographiée par une webcam, refusant à ses geôliers le plaisir de satisfaire leurs attentes stéréotypées (20). Pourtant, et peut-être parce qu’elle subit alors les effets paradoxaux qu’induisent la représentation de sa personne dans les médias, c’est aussi au cours de sa détention qu’elle amorce les rudiments de son projet de représenter les autres, dans ce cas précis les autres migrant.es sous le coup d’une expulsion à venir qu’elle rencontre dans le centre. Ce besoin d’envisager un collectif plus vaste provient pour partie des questions auxquelles la presse la soumet, sur celles et ceux qu’elle représente et ses idées politiques. Ces interrogations lui étaient déjà pénibles et elle avait du mal à y répondre parce que, comme elle le souligne, les questions politiques sont trop proches de son propre vécu et quand elle écrivait son blog et le livre qui a rendu son affaire célèbre, elle ne connaissait aucun.e autre migrant.e sans-papier (29) — probablement à l’exception de ses propres parents. L’aspect polémique et performatif du livre apparaît clairement quand elle généralise à partir de sa propre situation. De fait, comme l’a avancé la spécialiste en littérature Ellen Rees (2016) en rapportant la question aux théories noires et postcoloniales, les deux livres d’Amelie sont des autoreprésentations performatives visant à « passer » pour norvégiennes, finissant par aussi imiter ce qu’on désigne par « ScanGuilt » (une culture de la culpabilité des Scandinaves qui jouissent d’une situation privilégiée par-rapport au reste du monde et au besoin de la compenser, voir aussi Oxfeldt 2016). A un niveau structurel, « l’affaire » Maria Amelie a très bien pu jouer le même rôle que les cas médiatiques de soutien apportés par l’église à des demandeur.ses d’asile en Finlande auxquels s’intéresse Horsti, et qui « renforcent les frontières imaginaires existantes entre la société nordique et ce qui est décrit comme son “autre” » (2013, 80). J’affirme cependant certaines parties du texte du texte d’Amelie offrent une issue à ce système, en particulier quand les regards inversés représentés à travers différentes frontières vitrées rendent visible la façon dont les gardiens partagent avec elle le fait de passer (pour normal) et la culpabilité.
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b. Le fardeau de la représentation
16Amelie généralise la situation à Trandum à une plus vaste échelle dès son arrestation : « j’avais lu qu’il existait des endroits semblables à Trandum dans toute l’Europe. » À l’origine de ce projet on trouve un sentiment de privilège et certainement de honte ou de culpabilité, qu’elle soit fausse ou réelle. Elle sent que son livre précédent a causé du tort à d’autre migrants sans-papiers, y compris ses propres parents : « j’avais déjà détruit leur fragile réalité de sans-papier en écrivant le livre […] » Tout en subissant diverses formes d’humiliation physique, Amelie pense aux autres, y compris ses parents (aussi menacés d’expulsion) qui traversent les mêmes tourments (22), et apprend ensuite les véritables tracas qu’ont connus ses parents au cours de la période où ils furent expulsés (97-99). Elle trouve les histoires des autres migrant.es illégalisé.es souvent plus fortes que la sienne propre, souligne que les sans-papiers forment un ensemble trop hétérogène pour qu’elle le représente (30), et que sa propre histoire « n’était pas assez complexe pour englober et représenter tous les sans-papiers. » Elle se demande si elle n’a pas été traitée (en tant qu’expulsée très médiatisée) avec des « gants de velours » (silkhansker) à Trandum, et s’interroge sur la représentativité de son histoire (113). Mais au même moment, le fait que les médias soient en demande, étant quelqu’un à qui ils peuvent téléphoner et interroger sur l’expérience des sans-papiers, et que la publication de son livre précédent ait rendu les sans-papiers plus visibles, lui procure un sentiment de responsabilité (30), même si elle ressent parfois que ses efforts pourraient s’avérer en définitive vains (100). Certains des problèmes qu’elle a avec les médias sont comparables aux critiques publiquement exprimées vis-à-vis de ces derniers, relevées par Beyer et Figenschou (2014). Dans leur analyse, basée sur des enquêtes, de l’épuisement de l’intérêt humain dans la couverture de l’affaire d’Amelie, le scepticisme du public reposait principalement sur la seule impression produite par le volume de couverture médiatique, et moins sur une critique de l’approche des journalistes, au style paparazzi et sensationnaliste. Dans les deux cas, la critique mettait plus l’accent sur l’individu que le groupe, comme dans Takk. Dans sa critique de la criminalisation des migrant.es, Amelie porte un double fardeau idéal : il lui échoit de vertreten (représenter, au sens de « parler pour ») sans leur imposer le darstellen (représenter au sens de « dépeindre »), deux versions de la représentation que la théoricienne postcoloniale Gayatri Chakravorty Spivak aborde dans sa critique du « donner voix à », Les subalternes peuvent-elles parler ? (2009) Au niveau rhétorique, Amelie constitue une synecdoque (pars pro toto) des migrant.es illégalisé.es comme groupe, mais du fait de la structuration de la sphère publique autour d’un ensemble d’« histoires de vie individuelles » (cf. Horsti 2013, 80), il lui est impossible d’être la migrante illégalisée typique ; elle doit se faire leur interprète.
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"A l’aéroport au cours d’un retour", photo 22 novembre 2013. L’image peut être mise en contraste avec la couverture du livre d’Amélie, avec son portrait frontal. Publiée sur le compte Flickr du Service d’immigration de la police nationale (Politiets utlendingsenhet 2013).
17Le livre d’Amelie permet cependant de rendre visible l’invisibilité du.de la migrant.e illégalisé.e, clandestin.e de façon paradoxale (voir Rosello 1998, 145-148). Au tout début de son séjour au centre de rétention, elle rencontre une famille arménienne et voit une famille tchétchène. Un des policiers, cherchant à ré-humaniser son rôle, lui suggère d’essayer de parler au fils des Arméniens, « entendre le genre d’histoire qu’il a à raconter », et alors que le lecteur se doute de ce qui motive le policier à lui demander cela, elle promet de le faire. Le court cinquième chapitre du livre est une brève narration de l’histoire rapportée par le fils de la famille arménienne, au cours duquel nous lisons la voix de celui-ci comme discours direct. Les résumés narratifs succincts et les interprétations tournent court quand Amelie sent qu’elle ne peut rien dire — un silence qui est bien entendu sujet à interprétation : « J’étais sans voix » ; « Je ne savais pas quoi dire. Depuis l’arrestation, j’avais du mal à trouver les mots, à formuler des phrases. Ici les histoires étaient bien plus poignantes que la mienne, bien plus tragiques et aucun journal n’écrivait à leur propos. » Plus tard, elle prête sa voix à l’histoire du père de la famille tchétchène (59) et à un Italo-Rwandais enfermé à la suite d’une tentative de rendre visite à un ami en Norvège (71). La rencontre avec une jeune femme coréenne symbolise cependant le problème de donner voix à d’autres — personne dans le centre ne parle coréen, et donc personne ne peut parler avec elle. La solution d’Amelie est de lui donner un carnet de notes ; quand la femme est contrariée qu’Amelie ne comprenne pas son écriture, Amelie réagit en lui offrant le carnet, de sorte qu’elle puisse écrire pour elle-même (70), comme le fait aussi Amelie.
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VI. Aliénation
18Amelie imagine aussi les nombreux gens qui manifestent dans les rues leur soutien, alors qu’elle est retenue à Trandum, à qui les « remerciements » du livre sont par conséquent adressés. Ce faisant, elle devient à nouveau consciente de son rôle de figure symbolique, accusée d’être privilégiée : « J’avais été accusée à de maintes reprises : l’engouement pour mon affaire était dû au fait que j’étais blanche, attirante, aisée, bien intégrée et que je parlais parfaitement norvégien. » Cela l’incite à se sentir responsable de « celles et ceux qui sont resté.es de l’autre côté, dans Trandum, que personne n’interroge et sur lesquel.les personne n’écrit. » Quand elle est relâchée du camp sur parole (avant son expulsion finale), son sentiment d’aliénation est total. Elle est « deux Marias » (« to Maria »), l’une heureuse d’être libre et l’autre sans joie face à son propre sentiment d’hypocrisie, libre alors que d’autres sont resté.es enfermé.es (76). Elle peut voir tout son corps dans un miroir, mais elle en souffre (77), et Trandum s’est imprimé en elle comme un stress post-traumatique, se manifestant quand elle se contemple nue au-dessus du miroir de la salle de fouille (78).
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a. Fenêtres de restaurant
19Plus tard (80), son récit fait clairement écho, avec des références explicites, au parangon de la littérature classique norvégienne en matière d’aliénation sociale : le poème moderniste de Sigbjørn Obstfelder « Jeg ser » (« Je vois », 1974). Par la répétition de Jeg så (« Je voyais ») combinée à d’autres verbes de perception, qui renvoie à l’utilisation anaphorique de Jeg ser (« je vois ») dans le poème d’Obstfelder, elle décrit sa présence en compagnie de son petit ami dans un restaurant chic aux larges fenêtres (vitrées), faisant l’inventaire de différentes surfaces bourgeoises des clients, ainsi que de la nourriture et des ustensiles (y compris le « verre d’eau stérile et transparent ») :
« Nous marchâmes […], et nous nous retrouvâmes dans un restaurant chic aux grandes fenêtres. Je voyais [Jeg så] comment la lumière inondait la pièce. Je voyais [Jeg så] plusieurs personnes en costume. J’entendais [Jeg hørte] des fragments de conversation, qui était clairement de la plus haute importance pour ceux qui parlaient. Je regardais [Jeg så] la nourriture, magnifiquement disposée, servie dans des assiettes de porcelaine. Je voyais [Jeg så] les couverts de métal aiguisé, le verre d’eau stérile et transparent. J’avais le sentiment [Jeg følte] de venir d’une autre planète, mais je ne savais plus non plus quelle était ma planète. »
Comme dans le poème d’Obstfelder, le passage se termine sur l’image de se trouver sur une autre planète. Les grandes fenêtres du restaurant sont associées à une forme de socialité dans laquelle le but est de voir et d’être vu, ce que la situation médiatisée et surveillée d’Amelie rend problématique. Pour Rees, cette scène manifeste allégoriquement une appartenance pas tout à fait complète à la société norvégienne (2016, 200) ; ma lecture, qui parcourt le texte en suivant les connexions isotopiques que le motif du verre établit entre l’État, les médias et la société, montre la tension entre cette lecture allégorique et celle d’une (auto-)aliénation plus large et traumatique qui provient de la captivité d’Amelie et de sa sujétion au spectacle médiatique. Le « Je voyais » anaphorique reproduit l’effet fragmentaire des images traumatiques, partiellement compensé par un léger ajustement des formulations dans le paragraphe suivant, lorsqu’Amelie est reconnue et reçoit des manifestations de solidarité dans la rue. A cet endroit, le « Je voyais » figé, névrosé et aliéné se transforme, devenant le « partout voyais je » (overalt så jeg), dont la syntaxe est inversée en norvégien : « Partout je voyais que des gens me souriaient ».
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J'ai vu / entendu / ressenti ("Jeg så/hørte/følte"), Maria Amelie, Takk (2014), p. 80.
b. Aquarium
20Plus tard Amelie est soulagée de voir les visages des autres migrant.es illégalisé.es sur la vitre de son écran de télévision, des gens qui font leur apparition dans les médias à la suite de son incarcération (80). L’affect traumatique revient au cours de la période d’incertitude qui précède son expulsion (voir aussi Rees 2016, 200) sous forme de nervosité et de pleurs, quand elle voit des voitures, semblables à celle dans laquelle elle a été arrêtée, par la fenêtre de son appartement, et à une occasion, alors qu’elle s’enregistre à la police et qu’elle s’adresse à une femme derrière un guichet (Amelie 2014, 83) — celui-ci probablement fermé par un écran vitré, bien que cela ne soit pas précisé. Dans cet état, elle subit une dissociation :
« J’enregistrais [Jeg registrerte] tout ce qui se passait autour de moi, je souriais, j’écoutais, en même temps qu’il me semblait être dans un aquarium. Je n’entendais [Jeg hørte] que du silence. Je voyais [Jeg så] que les gens de l’autre côté de la vitre remuaient les lèvres, les gens près de moi parlaient, mais j’étais muette, je n’entendais [Jeg hørte] aucun bruit, pas même ma propre voix. Le silence était paralysant, comme un virus ou une maladie qui se répandait lentement à toutes les parties de mon corps et paralysait tout, depuis le bout des doigts jusqu’aux grands muscles et arrêtait le sang. ».
Elle se trouve derrière la vitre d’un aquarium, répétant les expressions « Je voyais » et « j’entendais », dans un état d’engourdissement silencieux (celui d’un poisson ?). Comme elle le souligne, elle est incapable de partager la souffrance, de la représenter, avec qui que ce soit (85). Elle peut voir, mais pas partager. Aussi, quand elle est expulsée, une disjonction se produit entre vision et acceptation de son rapport aux officiers de police autour d’elle qui veulent la saluer, alors qu’elle « fixait le sol et se sentait mal à l’aise à la pensée de leur serrer la main. » Les parois vitrées disparaissent seulement quand elle se trouve à bord de l’avion avec son petit ami : « c’était comme si les parois de verre qui s’étaient dressées dans mon monde volaient en éclats, comme si je pouvais voir clairement et simplement pour la première fois de ma vie. »
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J'ai vu / entendu / enregistré ("Jeg så/hørte/registrerte"), Maria Amelie, Takk (2014), p. 84.
c. Miroir
21Plus tard, alors qu’elle commence à rédiger le récit de sa vie à Trandum (comme pour son livre précédent, Takk contient sa propre rédaction), elle peut à nouveau pleurer sur ce qui s’est passé (97). C’est seulement dans l’épilogue du livre, qui décrit son état après son expulsion et son retour en Norvège, qu’elle peut se regarder à nouveau dans le miroir. Elle ne peut pourtant pas se voir :
Je me regarde [Jeg ser] dans le miroir, je regarde [jeg ser] de plus près, je déplace mon regard depuis ma tête, vers mes yeux, les pupilles, je regarde [jeg ser] ma bouche serrée qui forme une ligne, je regarde [jeg ser] tout mon visage, je regarde, je regarde et je regarde [jeg ser og ser og ser] et je n’arrive pas à me voir [jeg klarer ikke å se]. Je suis Alice au Pays des merveilles.
Le texte fait à nouveau écho au poème d’Obstfelder sur l’aliénation avec l’emploi du « je vois/je regarde » comme anaphore (de même que dans le paragraphe suivant, qui n’est pas ici reproduit) et l’évocation de se trouver en dehors du monde normal. Sa bouche est fermée, et tout ce qu’elle peut voir est son soi public comme corps naturalisé, avec ses instruments de vue : ses yeux et leurs pupilles, reproduisant le regard porté par les médias d’information sur son image.
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Je vois / je regarde ("Jeg ser"), Maria Amelie, Takk (2014), p. 117.
VII. Stratégies de déspectacularisation
a. Expression / surveillance
"Ma question est de savoir si nous allons avoir des problèmes si cela finit sur internet. " De la section métafilmatique du film EUBORDERSCAPES The colour of the sea (2015), dirigé par Keina Espiñeira en collaboration avec des migrants de l’enclave espagnole de Ceuta (Maroc). Reproduite avec la permission de la réalisatrice.
22Quand on explore le paradoxe entre se rendre visible et s’exposer, il est intéressant de considérer un autre exemple, le court métrage The Colour of the Sea: A Filmic Border Experience in Ceuta (2015) produit par Keina Espiñeira pour le projet EUBORDERSCAPES, autour de l’expérience de migrant.es africains bloqué.es dans le limbescape de l’enclave espagnole de Ceuta au Maroc. On peut au départ prendre ce film pour un documentaire, mais il s’agit en fait d’une œuvre d’art collaborative réalisée avec les migrant·es, qui parvient à déspectaculariser la frontière. Un des moments les plus éloquents capturés par la caméra est une discussion métanarrative entre plusieurs migrant·es sur la possibilité que le film soit utilisé pour les identifier et leur créer des problèmes plus tard. Cet exemple souligne aussi le paradoxe de la représentation, dans laquel « rendre visible » peut soudainement devenir « être l’objet d’une surveillance ».
Dans Takk, le devoir de représentation se mêle à la honte de celle-ci, ainsi qu’à toutes les difficultés qu’implique la représentation d’un ensemble aussi hétérogène d’individus. Cela semble toutefois en accord avec le « remerciement » du livre, pris comme un acte performatif effectué par Amelie, même partiellement : de la sorte, elle cherche à contrebalancer la représentation des illégalisé.es en étoffant la spectacularisation médiatique qui entoure sa propre affaire, devenue une cause célèbre. L’hétérogénéité des détenu·es qui l’entourent vient corriger la réduction des migrant·es illégalisé·es au simple récit d’un individu identifiable et sympathique.
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“On fait toujours très attention à ce que l'on fait”, The Colour of the Sea (2015). Reproduit avec l'autorisation du réalisateur.
b. La vue par la fenêtre
"La zone extérieure pour les familles avec des enfants est séparée du reste du centre de rétention", photo 21 mai 2013. Publiée sur le compte Flickr du Service d’immigration de la police nationale (Politiets utlendingsenhet) et reproduit avec leur permission.
23Cette tentative de contrer la spectacularisation par une déspectacularisation est liée à un sentiment d’être quelqu’un ou d’en « abandonner [d’autres] à l’intérieur », représenté plus précisément par les images de verre. A travers les fenêtres du centre de rétention, Amelie décrit les avions qu’elle voit transporter des citoyens, mobiles et privilégiés, à travers les frontières (Trandum se voit nettement quand on vole vers ou depuis Gardermoen). Depuis sa cellule, elle peut voir par la fenêtre les avions qui décollent, mais pas ceux qui atterrissent (25). La juxtaposition ironique entre immobilité et mobilité aux frontières du pays ressort déjà lors de sa première rencontre avec les lieux : « juste à côté je pouvais voir Gardermoen et ses longues pistes. » Alors qu’elle est interrogée par la presse, sous surveillance policière, au seuil du centre de rétention, Amelie imagine les gens qu’elle doit connaître à l’intérieur, mais aussi « les demandeurs d’asile célibataires [c’est-à-dire les hommes sans famille] au deuxième étage, dont les fenêtres donnent sur tout le cirque médiatique. » Ces images ironiques de fenêtres se retrouvent plus loin quand elle voit les fenêtres de son appartement d’Oslo depuis la fenêtre d’une voiture de police (33). Plus tard, quand elle devient légalement résidente norvégienne et qu’elle peut traverser les frontières pour le travail et le plaisir, le regard Trandum-avion se renverse, même si sa vision est toujours traumatisée : « Je regarde [Jeg ser] par la fenêtre. Je regarde [Jeg ser] et je regarde, et je ne veux pas voir. Je me détourne. Je regarde [Jeg ser] à nouveau. Mais je ne le vois pas. Trandum. Cela m’arrive à chaque fois que je prends l’avion. » Elle répète à nouveau l’action de regarder/voir anaphoriquement dans ses phrases.
Amelie sent qu’il lui est impératif de voir et d’entendre pour avoir accès à la dimension vécue d’être sans-papier. En outre, elle s’emploie à décrire les employés gouvernementaux — les policiers, les gardes et les bureaucrates — qui ne « font que leur boulot » (13, 40, 71, 114) et peuvent avoir « des conceptions différentes du boulot », mais portent simultanément la responsabilité de ce qui est en train de se passer (110). Alors qu’Amelie est emmenée à l’aéroport avec son petit ami pour être expulsée, elle remarque comment une jeune policière la reproduit, comme en miroir, pleurant à la vue des larmes d’Amelie. La policière, dans son traumatisme mimétique ou sa contagion traumatique, répète les phrases : « Tu dois comprendre qu’on n’a rien à voir avec tout ça. On n’est là que pour faire notre boulot. » En voyant et en écoutant à la fois les migrant·es et la police, Amelie se trouve face aux défis que constitue le régime esthétique de la littérature, à savoir comment se situer comme narratrice sur la frontière entre représentation intrusive et empathique.
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Je vois/regarde ("Jeg ser"), Marie Amélie, Takk (2014, p. 106).
VIII. À travers différentes fenêtres
Ci-contre : Centre de rétention et de déportation de Trandum, avec l’aéroport et les barrières frontalières. Photo : Tommy Gildset (Wikipedia, Creative Commons Attribution Share Alike 4.0 International).
24Dans sa contribution à, et sa recension de la « fenêtrologie » [window studies] (« Fenster-Forschung », 2014, 40), Gianna Zocca a montré diverses fonctions du motif de la fenêtre dans la littérature et la culture. Plusieurs d’entre elles se retrouvent dans Takk, comme les lectures qui précèdent le montrent. Regarder par une fenêtre rappelle que nos sens sont toujours encadrés, subjectifs, dépendants d’une perspective (Zocco 2014, 12-13). De plus, la fenêtre nous fait penser au différentiel de pouvoir (129-130) dont sont marquées les relations épistémologiques et esthétiques (« sensibles ») : l’autre, de l’autre côté de la fenêtre, est objectivé, rendu irréel, fantasmé, etc. (13). Le verre permet la participation sans implication ou vice-versa, dans le cas d’Amelie il créé une position liminaire qu’elle doit habiter (Ugelvik 2013, 81). Comme le souligne Zocco, au centre de son corpus de romans, il existe une longue tradition de marquage genré de la fenêtre, dans des scènes où un regard masculin observe une femme dans un intérieur privé par une fenêtre (69-107). Dans ces scènes et d’autres, la possibilité d’un renversement du regard existe toujours : qu’on regarde depuis ou par une fenêtre, on peut être vu (12-14, 286). C’est une des caractéristiques les plus frappantes de l’utilisation de la fenêtre par Amelie et de la figure du miroir, qui l’accompagne : la façon dont elle véhicule la relation de pouvoir entre se rendre soi-même visible dans la sphère politique et être l’objet d’une surveillance, ou entre être observé et observer l’observateur. Ses stratégies de surveillance renversée et divisions alternatives du sensible en donnant voix à d’autres offrent des façons de se sortir partiellement de cette difficulté.
C’est une des caractéristiques les plus frappantes de l’utilisation de la fenêtre par Amelie et de la figure du miroir, qui l’accompagne : la façon dont elle véhicule la relation de pouvoir entre se rendre soi-même visible dans la sphère politique et être l’objet d’une surveillance.
Là où le livre précédent d’Amelie Ulovlig norsk articulait son invisibilité (voir Brambilla et Pötzsch 2017, 81) et provoqua un petit changement dans le régime légal de la frontière, aidant un petit nombre de migrant·es, Takk change le borderscape avec ses images vitrées de frontière. Comme la grève de la faim des deux demandeurs d’asile devant le parlement finlandais qu’examine Saara Pellander et Karina Horsti dans leur article sur la visibilité dans les borderscapes médiatisés, Takk n’est pas un acte quotidien de frontiérisation, mais permet à Amelie d’« introduire la frontiérisation dans la conscience quotidienne » (Pellander et Horsti 2016, [1]). Takk est non seulement une expression de gratitude, mais aussi un impératif, puisqu’Amelie suggère d’écouter davantage les migrant.es ainsi que les différents agents de la frontière, plus explicitement dans les dernières pages de son livre (111-114). Takk nous demande de déspectaculariser et de dé-déprécier les migrant.es, de résister à la tendance à la visibilité « naturelle » associée à l’invisibilité publique, qui va souvent de pair avec la volonté d’« autodissimulation » de celles et ceux qui sont illégalisé.es (Borren 2008, 232 ; voir aussi Pellander et Horsti 2016, 5, Boe 2016, 323). Le livre d’Amelie compense le déplacement des événements hors de leur cadre temporel et la fragmentation du récit ou de l’image du soi telle qu’elle est décrite dans les théories du trauma (Langås 2015, 24-25, 98-99, Brison 1999, Bal 1999, ix, Baer 2002, 1-14) et qui dans Takk est liée aux images fixes produites à la foi par le spectacle médiatique et la surveillance. En tant que texte sur les pages blanches d’un livre, son écrit ouvre une « fenêtre » alternative sur le monde, qui se situe à un niveau de discours différent de ceux qui sont associés avec les écrans et les fenêtres virtuelles au travers desquels nous consommons les informations médiatiques (voir Zocco 2014, 28, 37-38). Le médium « plus lent » du livre fait place à un acte de borderscaping plus créatif, en accord avec la dimension schaffen de l’esthétique, alors que les effets audibles du récit textuel, comme le montrent les formulations anaphoriques, donnent une dimension vocale à l’action d’Amelie, qui vient aussi contrer la fixation des images. En introduisant de nouvelles techniques pour partager du sensible*, le livre rend visibles et audibles des alternatives plus protectrices face aux régimes esthétiques/politiques hégémoniques.
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Remerciements
25Je voudrais remercier pour leur commentaires opportuns les participants de la conférence EUBORDERSCAPES à Barcelone et l’atelier « Borderscapes, Memory and Migration » de Kirkenes, financé par une bourse du Joint Committee for Nordic research councils in the Humanities and Social Sciences (NOS-HS). Le séminaire « Traumatized Borders » de Joensuu, donnant le coup d’envoi, a aussi contribué à l’élaboration de nouvelles pistes de réflexion. Des remerciements particuliers pour Ulrike Spring et Carolina Sanchez Boe pour avoir à la fois relu le manuscrit et formulé de nombreuses suggestions très utiles, et à Per Pippin Aspaas pour avoir, à un moment crucial, agi au-delà de ce que lui dictait son devoir. Les recherches pour cet article s’inscrivent dans le module de travail « Border Crossings and Cultural Production », au sein du EU Frame Programme 7 SSH-2011-1 Area 4.2.1 project EUBORDERSCAPES (290775). Les trois paragraphes sur Min drøm om frihet d’Aden et sur « La Frontière de cristal » de Fuentes proviennent, avec des modifications mineures, d’un document de travail d’EUBORDERSCAPES (Schimanski 2016).
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Notes
1. Les termes en italiques suivis d’un astérisque sont en français dans le texte.
2. 50 autres personnes sont déportées vers Moscou le jour suivant l’expulsion d’Amelie (Ihlen et Thorbjørnsrud 2014, 139-140). En 2011, le Service de l’immigration de la police nationale a effectué 4744 expulsions forcées depuis la Norvège (Politiets utlendingsenhet 2011, [1]).
3. « Vi går inn en dør, og jeg ser at det sitter en dame bak en glassvegg, nesten slik som de satt på flyplassen » (Aden 2009, 38). Pour les citations en norvégien, le traducteur tient à remercier Zacharias Zoubir pour son aide précieuse.
4. « Vi går inn på et lite rom med de hvite damene. Vi setter oss ned rundt et bord, og nå snakker de alle norsk. Jeg forstår ingenting. Det eneste ordet jeg kjenner igjen, er navnet mitt » (38).
5. Je remercie Carolina Sanchez Boe de m’avoir signalé cela.
6. « nesten slik som de satt på flyplassen » (38).
7. « Vi står i kø, og Hassan snakker det merkelige språket med en dame som sitter bak en luke » (35).
8. Historiquement, l’aéroport dont il est question dans Takk, le livre d’Amelie, n’est pas le même que celui de Min drøm om frihet, l’ouvrage d’Aden, puisqu’à l’époque de l’arrivée d’Aden en Norvège, l’aéroport d’Oslo se trouvait à Fornebu.
9. « Vi så den veien vi ønsket å se » (Amelie 2014, 9).
10. « Jeg så ikke de fem mennene som steg ut av bilen og gikk mot oss » (9).
11. « fint å få litt tips » (28).
12. « “Vi har jo lest boken din”, sa den høye politimann på min høyre side. » (12).
13. « visste ikke om jeg burde ble smygret eller bekymret » (12).
14. « presenterte seg selv på en nonchalant måte, som om hun var på en konferanse » ; « et fint smil, og uniform, som alle de andre » (22).
15. « ”Et tjukt glass sperret dem fra resten av rommet som utgjorde inngangspartiet » (19).
16. « ”Jeg er ikke min kropp. Jeg er ikke min kropp » (21, italiques dans l’original).
17. « en dokke stappet med bomull » (47).
18. « jeg følte at noen hadde dratt innvoller og muskler og blodårer ut av kroppen min » (47). Voir aussi p. 58.
19. « Fire menn dannet en halvsirkel mellom meg og vennene mine […] så samkjørte at det føltes nesten som en dans » (9).
20. « Jeg måtte le litt. Jeg så ut som en slik tulling man viser på amerikanske filmer: ’Help, call my lawyer!’ [à l’aide, appelez mon avocat !] » (26, l’expression est en anglais dans l’original).
21. « svarte, livløse dypet av fotolinsene » (36).
22. « Det var som om min, Maria Amelies, eksistens opphørte og ble erstattet av “Maria Amelie-saken” » (47).
23. « Noen hadde stjålet alle følelsene mine og i stedet plassert ut et dyrisk overlevelsesinstinkt » (47).
24. Mot formé sur « Scan », scandinave, et « Guilt », culpabilité.
25. « Jeg hadde lest om at slike “Trandum”-steder fantes overalt i Europa » (11).
26. « Jeg hadde allerede ødelagt den skjøre papirløse virkeligheten deres ved å skrive boken […] » (15).
27. « var ikke kompleks nok til at den kunne dekke og representere alle papirløse » (30).
28. « Høre hva slags historie han hadde » (40)
29. « eg var målløs” (45); ”Jeg visste ikke hva jeg skulle si. Helt siden arrestasjonen slet jeg med å finne ord, med å formulere setninger. Det fantes langt sterkere historier der ute enn min, historier mer tragiske enn min, som ingen aviser skrev om » (46).
30. « Gjentatte ganger ble jeg beskyldt for at det enorme engasjementet for min sak skyldtes at jeg var hvit, pen, ressurssterk, godt integrert og snakket perfekt norsk » (49).
31. « de som var igjen på den andre siden, inne på Trandum, som ingen intervjuet og ingen skrev om » (74).
32. « Vi gikk […] og endte opp på en dyr restaurant med store vinduer. Jeg så hvordan lyset flommet inn i lokalet. Jeg så flere mennesker i dress. Jeg hørte bruddstykker av samtaler, uten tvil av stor betydning for dem som snakket. Jeg så på maten, pent dandert, servert på porselenstallekener. Jeg så det skarpe bestikket av metall og det sterile og gjennomsiktige vannglasset. Jeg følte at jeg kom fra en annen planet, men jeg visste heller ikke hva som var min planet, lenger » (79-80).
33. « Jeg registrerte alt som skjedde rundt meg, smilte, hørte på, samtidig var det som om jeg befant meg i et akvarium. Jeg hørte bare stillhet. Jeg så at menneskene utenfor glassveggen beveget leppene, mennesker i nærheten av meg snakket, men jeg var stum, jeg hørte ingen lyder, og ikke min egen stemme. Stillheten virket lammende, som virus eller sykdom som sakte spredde seg til alle kroppsdeler og lammet alt fra fingertuppene til de store musklene og stoppet blodet. » (84-85)
34. « bare stirret ned i gulvet og følte ubehag ved tanken på å ta dem i hånda » (87).
35. « det var som om de glassveggene som var blitt satt opp i min verden brast, som om jeg for første gang i livet mitt kunne se klart og tydelig » (92).
36. « Jeg ser på meg selv i speilet, jeg ser nærmere, jeg flytter blikket fra hodet, over til øynene, til pupillene, jeg ser på den stramme munnen min som ligger i en linje, jeg ser på hele ansiktet mitt, jeg ser og ser og ser, og jeg klarer ikke å se meg selv. Jeg er Alice i Eventyrlandet » (117).
37. « Rett ved siden av kunne jeg se Gardermoen med de lange flystripene » (18). Voir aussi p. 48.
38. « de enslige asylsøkerne i andre etasje med vinduet mot hele mediesirkuset » (74).
39. « Jeg ser ut av vinduet. Jeg ser og ser og jeg vil ikke se. Jeg snur meg bort. Jeg ser igjen. Men jeg ser det ikke. Trandum. Det skjer hver gang jeg flyr » (106).
40. « Du forstår altså at vi ikke har noe som helst med dette å gjøre. Vi er her bare for å gjøre jobben vår » (88).
41. Le journal norvégien VG a récemment rapporté que douze personnes avaient obtenu des permis de séjour en Norvège en conséquence du changement de directive « Loi Amelie », en mentionnant un commentaire positif d’Amelie (Aspunvik et al. 2017, Amelie et Mortensen 2017).
http://www.antiatlas-journal.net/pdf/02-Schimanski-frontieres-de-verre.pdf